Mon doigt aujourd’hui a un goût bizarre, enfin, mon pouce surtout, que je tête consciencieusement depuis un bout de temps déjà. Je ne sais pas ce que j’ai touché mais ça n’a pas la saveur habituelle, celle que je connais.

Bon, convenons-en cela n’a guère d’importance après tout, je m’y habitue. Non, le plus agaçant, c’est mon ventre qui émet de drôles de gargouillis, cela m’incommode, je crois que je vais me plaindre, geindre pour attirer l’attention.

C’est d’ailleurs assez surprenant et confortable cet intérêt ; c’est ce que je sais le mieux capter. Il me suffit de pleurer, rire ou éructer quelques onomatopées proprement inintelligibles à mon entourage pour que celui-ci, dans un même élan, braque des yeux empreints de compassion ou d’inquiétude interrogative. C’est amusant de voir ces regards qui expriment des sentiments différents en fonction de ce qu’ils comprennent ou croient savoir. Ils adoptent un air de circonstance, au demeurant fort drolatique.

Mais honnêtement, en ce moment, mes entrailles se contractent rudement et me tiraillent douloureusement, laissant filtrer d’impressionnants borborygmes. Le seul effet apaisant est la constance de maman à me masser le ventre. J’aime qu’elle passe et repasse sa main douce et tendre sur mon petit bidon rebondi à la couleur pêche. Je dois avouer que c’est tout bonnement divin, je voudrais que jamais cela ne cesse. De délicats instants irremplaçables pour lesquels je me damnerais.

Je regarde à droite et à gauche avec des mouvements de tête saccadés, que je sens encore bien mal maîtrisés. Cela m’agace et aurait tendance à me faire pleurer d’impatience. Je ne sais pourquoi cette tête n’en fait qu’à elle-même ni quand je parviendrai à l’apprivoiser. Je contracte ce que j’ai de muscles dans des efforts surhumains mal appropriés, pour tenter de poser mon regard sur tous ces bruits environnants. De même, mes mains sont autonomes et je ne parviens jamais à synchroniser celle de droite et celle de gauche. La coordination m’est étrangère, rendant mes battements erratiques.

Là, d’un seul coup, mon ogive montée sur ressort a des soubresauts de haut en bas, me faisant ressembler à un pantin désarticulé, affublé de secousses intempestives, qualifiant clairement mon état de têtard encore très tendre.

En attendant maman poursuit son œuvre de bienfaisance à l’égard de ma bedaine récalcitrante « Oh ! continue maman » tenterais-je bien de dire, mais je ne bredouille que des sons inaudibles, cependant son instinct maternel communie avec mes pensées.

Pour autant ces glougloutis m’interpellent, se serait-elle trompée dans le mélange constitué de lait et poudre nutritive ? À moins que ce ne soit papa, fort peu attentif au parfait assemblage, dont maman lui a pourtant déjà maintes fois recommandé d’être extrêmement précautionneux.

J’en suis convaincu, ce ne peut être ma génitrice, elle ne se trompe jamais, elle que j’observe intensément avec les yeux de l’amour exclusif. Cette femme aimante, gracieuse, prévenante et câline, une panoplie d’adjectifs maternels indispensables à mon bien-être. Elle m’a sûrement voulu, conçu, programmé selon ses volontés et me rend au centuple l’affection qui m’est nécessaire, pourvu que cela dure.

« Aiiie ! » oui, je n’ai pu réprimer un hurlement, des pleurs, pour avertir que cet estomac incandescent me donne des tracas. Avais-je quelque chose de sale sur ce pouce que je tetauté sans relâche ? Ou est-ce ce vacarme assourdissant qui met mes nerfs en pelote ? Tout ce monde qui attend je ne sais quoi. À l’extérieur, des trucs montent dans les airs ou en viennent et nous, nous attendons, c’est interminable. Visiblement tout ce cirque requiert une grande partie de l’attention de mes parents. Moi je ne dispose pas de cette mobilité, alors je bouge mon regard de-ci, de-là.

Tiens papa me couvre, il n’a pas tort car dans cette salle immense, je sens des courants d’air qui agressent mon petit corps. Mon papa il est, comment vous dire, gaga, oui c’est l’expression qui lui va le mieux. Il n’a de cesse de me papouiller, me tripoter, m’embrasser ou m’étreindre. Malheureusement, parfois il secoue la tête à plusieurs reprises et reste la bouche ouverte avec un immense sourire benêt qui lui barre le visage. Il est rigolo, papa.

« gouzi, gouzi » ânonne-t-il, c’en est ridicule, mais j’éclate de rire sous l’effet d’une de ses chatouilles qui ne manquent pas de lui procurer joie et fierté à démontrer sa qualité de père attentif, j’en oublie un peu mon enfer intérieur rouge vif. Lui est liquéfié de bonheur et ce comportement tend à lui donner raison, alors que moi j’aimerais quand même pouvoir lui expliquer que je préfèrerais qu’il me parle normalement, plutôt que de baragouiner des âneries dans un dialecte pour débiles profonds dont lui seul a la signification. Mais voilà, je ris de nouveau à sa grande satisfaction, quel clown ce papa.

Cette famille me plaît, je ne la regrette pas. Non, ceux qui me contrarient appartiennent à d’autres catégories. Entre des étrangers qui veulent me prendre dans leurs bras pour revivre une quelconque filiation évanouie et surtout, surtout les parents des deux miens, plus spécialement la maman de mon papa, celle qui vient assez souvent nous voir, au grand dam de maman. Cette grosse dame un peu voûtée n’a de cesse de vouloir me tenir, m’accaparer comme si d’un seul coup, seuls elle et moi n’existions. Elle n’est probablement pas méchante, juste collante, envahissante, adhésive comme le scratch de ma couche. Son deuxième défaut est de me baver immanquablement dessus, de sorte que nos expressions se rapprochent. J’ai quand même un peu peur d’étouffer sous la pression corporelle exercée par cette matrone. Si d’aventure, je manifeste mon mécontentement, elle prend cela pour une invite à me chatouiller tant et plus. Cela a le don de provoquer chez moi rires et tortillements, cautionnant son comportement, situation inextricable. Mon petit plaisir non calculé au demeurant, vient alors du biberon que je ne manque jamais de lui régurgiter sur sa veste de tailleur – « Rhô c’est pas ma faute ! » ça lui apprendra aussi à me secouer. Pourtant cela ne la dissuade en rien de me gratifier de « mon chéri adoré » sous le regard noir de ma maman qui semble abhorrer cette pseudo-compétition affective. Moi je n’y suis pour rien, je ne peux contrôler mes pulsions ; heureusement maman, bienveillante à mon encontre, ne semble pas me tenir rigueur de cette mascarade, mais ne manque pas d’exprimer à papa ce qu’elle pense de ses parents ; une fois que les vieilles personnes sont parties bien sûr.

Enfin, celui qui est l’objet de toutes mes phobies et me terrorise, n’est pas un être qui parle, monté sur deux perches. Non, lui est une chose posée à quatre pattes, aux yeux en amandes, dont le regard étrange autant que bizarre, m’hypnotise littéralement. Cette bestiole m’angoisse et répond au nom de Coco. Mes parents semblent lui prodiguer moult caresses et attention. Mais ce Coco est jaloux de ma récente intrusion dans le foyer dont il était l’unique prince. Il ne semble pas enclin au partage fraternel, en témoignent les incursions dans mon petit lit douillet de molleton et coton, ce berceau que je croyais sanctuaire protégé. Cette étrange créature se love contre moi ou pis se blottit dans mes couvertures durant mon sommeil réparateur de bébé établi. Je déteste cela, je ne peux discerner avec acuité si c’est volontaire de sa part ou mué par l’instinct grégaire d’un semblable. Il me colle et j’ai peur qu’il ne m’étouffe, provoquant l’irréparable accident. En plus, ses poils me vont souvent éternuer.

Dernièrement, papa en a fait grief à maman, enfin ! Cette dernière lui a toutefois rétorqué « A chacun sa croix, pour toi le chat, pour moi ta mère ». Je ne suis pas certain d’avoir saisi le sens complet de cette réplique cinglante. Papa s’est contenté d’opposer un visage renfrogné, témoin de sa cuisante défaite, j’en ai donc déduit que ce n’était pas une amabilité.

L’attente n’en finit plus, maman m’a prise dans ses bras et me berce de tout l’amour qu’elle me destine, tout doucement. Je porte mon pouce à mes lèvres, apaisé par tant de chaleur humaine. Mais franchement, ce pouce n’a pas le même goût qu’à l’accoutumée, c’est pénible.