Hervé Gransart

Un air mélodieux et mélancolique trotte dans ma tête depuis quelque temps déjà, j’arpente les rues de cette ville d’un pas régulier, sans but précis autre que de me déplacer, fredonnant cette mélopée doucereuse.

À mesure de mes crochets de droite ou de gauche au gré des artères, je m’oriente vers une rue que je ne connais que trop. Une intention pourtant nullement préméditée, mais d’un coup, l’espoir de te croiser a germé dans mon esprit, comment le nier ? La crainte aussi, de ne savoir te parler, de ne pouvoir expliquer.

Le temps a roulé, effacé les moindres scories de nos dernières joutes stériles. Il est vraisemblable que nous n’avions plus rien à exprimer. Juste un regard dans lequel je ne lisais que désapprobation et réprobation, un de ces regards où ne subsistait rien d’affectueux.

Est-ce possible ? Est-ce normal de balayer ces années de bonheur ? Des années de vie, d’amour et d’humour éradiquées par la rupture. Rien ne pouvait plus résister, emporté comme un fétu de paille bringuebalé par le vent violent.

Non, il ne reste apparemment rien de ces moments délicieusement vécus.

Plus aucun souvenir ne semblait pouvoir te remplir de cette joie simple de se remémorer des parcelles enivrantes d’instants suspendus. Instants grisants, moments que nous crûmes éternels dont nous avons pleinement profité.

Mes derniers pas inéluctables m’entraînent à tourner au coin de ta rue ; avant de m’engager, je marque un temps, une hésitation à poursuivre mon chemin, un doute à aller à la rencontre de ce que je sais d’emblée être un fiasco. Est-il nécessaire de faire ce pas supplémentaire. Que puis-je attendre d’une situation inextricable ? Le voulais-je vraiment ?

Il y avait fort à parier que les évènements ne seraient guère à mon avantage, la moindre hésitation coupable serait un aveu, le malaise palpable n’arrangerait en rien un quelconque échange, si tant est que la conversation fût possible. Je décide toutefois n’avoir rien à perdre, tout l’était déjà depuis longtemps… Même s’il n’y avait rien à gagner.

J’aurais pu me détourner de cette petite rue et changer d’itinéraire, tourner à la rue d’après, passer ma voie après quelques pâtés de maisons. Il n’en fut rien. Tel un aimant attiré par sa polarité inverse, je m’engage sur ce trottoir étroit, advienne que pourra ?

Je t’imagine resplendissante, ton sourire constamment accroché à tes lèvres pulpeuses, ce rire dont jamais tu ne te départissais, accroché comme un signe distinctif. Je t’attends étincelante et extravertie, cette exubérance prise par certains pour de l’arrogance. Je sais que ce n’était pas le cas. Je te connaissais, derrière cette feinte assurance se cachaient tes doutes et tes peurs. Ton orgueil, lui, interdisait l’accès de ce sépulcre. Contrairement à ce qui m’a été rapporté, moi, je n’ai que de bons souvenirs de notre union, j’ai volontairement gommé les derniers échanges, les phrases blessantes, les silences pesants et l’amour sauvage sans passion ni ferveur.

Pourquoi brûlerais-je ce que j’ai tant aimé ? Pourquoi renierais-je ce qui m’a donné joie et volupté ? Cette envie de vivre, de tout emporter, de tout combattre, pour toi, pour nous.

Rien n’est idyllique, rien n’est rose ; pour autant, faut-il tout rejeter et balayer d’un seul trait ces moments intensément partagés ?

Tout en y songeant, j’emprunte ta rue, je me suis aperçu être déjà au milieu de cette artère. Elle n’est pas bien longue, il est vrai. J’épie du regard les visages que je croise. Certains ne me sont pas inconnus, me semble-t-il. Ils n’ont pas l’intention de m’adresser la parole, c’est manifeste, ils font mine de ne pas me reconnaître. À quoi bon forcer un « bonjour » de mauvais aloi ou de circonstance. La mémoire est courte, mais c’est ainsi. Je plonge mes mains dans les poches, mes épaules se ploient et je sens mon visage, instinctivement, se rembrunir. La tristesse s’empare de mon âme torturée par cette passion annihilée.

Mais pourquoi suis-je taraudé par ce sentiment de honte qui m’accuserait d’une culpabilité sans équivoque ? Les torts ont été partagés, à priori, il n’y a de juges autorisés ni ici-bas ni nulle part ailleurs. Cette histoire est entre toi et moi. Je sors promptement les mains de mes poches de pantalon et me redresse. Pourquoi serais-je le méchant autodésigné de l’histoire ? Ou tant qu’à faire, le méchant fier, alors.

Il n’y a plus de visage connu, croisé dans la rue.

Je ne te reverrai probablement jamais. Tes yeux moqueurs et ton visage joliment ovale dansent autour de moi, effleurent mon visage, passent derrière moi et me poussent à hanter ton quartier. Soudain apparaît ta silhouette avec ton incomparable manière de marcher, cette énergie qui traversait ton corps pour décupler la mienne. Mais c’est une illusion, un mirage, mon esprit réinvente ce que mes yeux ne voient plus. Tout ceci ne sera plus, je l’ai voulu. C’est assez incroyable, mais c’est ainsi. Je t’ai expliqué ne plus pouvoir supporter le quotidien, cela n’avait pas de rapport avec notre amour profond. Il y a des aspects que je ne pouvais plus accepter, plus admettre.

Aussi, engagé dans ta rue comme je le suis, sans l’avoir préparé, je crois, si je te vois, pouvoir hurler combien je t’aime.

Je le pourrais, comme je serais également capable de ne te dire que bonjour. Comme tu serais parfaitement susceptible, arrivée à ma hauteur, de ne pas même me regarder, de passer ton chemin et feindre la totale ignorance. Tu pourrais me croiser et me transformer en un fantôme, invisible. Tout ceci arrivera-t-il ?

Je dépasse ton immeuble, devant le seuil de ta porte, ai-je ralenti ? Je n’en suis pas si sûr. Mon cœur bat la chamade, ma poitrine porte le poids de l’amour, du regret, de l’espoir et de la tristesse.

La moindre émotion supplémentaire m’abattrait net sur place. Mais cette porte est restée désespérément muette, close à mes espérances et à mes craintes. Protégeant ton intimité, scellant définitivement notre relation éteinte. L’espoir s’évanouit, mais était-ce réellement un espoir ? Déjà mon pas mesuré du début se fait plus vif. Si je n’avais pas préparé ce passage, une fois dans ton quartier tout c’est mis en place ; je fus telle une marionnette commandé par son marionnettiste. Les souvenirs se sont entrechoqués, ils n’avaient pas envie d’être balayés et rangés au rayon de l’oubli, case histoire ancienne. Ni mon cœur ni mon cerveau n’ont abdiqué à ta disparition sans rémission. De temps à autre, ces souvenirs luttent contre les éléments et la réalité implacables, contre moi-même aussi.

Cause perdue d’avance, certes, mais ils ont l’espoir des innocents, la croyance des justes. Alors je m’éloigne, sans me retourner, je me suis raisonné, je les ai ramenés à plus de discernement, de clairvoyance. C’est la vie, nous ne sommes pas sur grand écran, ce qui est fait, l’est indubitablement. Ils se feront une raison. Je leur intime l’ordre de cesser de me torturer, de me déchirer. Je m’échappe de ce numéro de bâtiment qui m’hypnotise, la porte restera muette.

Dans un dernier sursaut, insidieusement, des pensées perverses me sont distillées, peut-être n’es-tu que simplement absente aujourd’hui. Pourquoi n’ai-je pas sonné pour en avoir le cœur net ? Lui qui réclame une information plus fiable à son ami cervelet. Ils se sont ligués contre moi ; le doute est leur arme.

J’ai trouvé la parade, aurais tu ouvert, aurais-tu décidé de parler ? Peu probable, mais voilà, je ne l’ai pas fait, fin de l’histoire, chacun à sa vie, emportées les images d’un passé lointain sur lequel il faut faire table rase. Aidés en cela par mon pas qui s’est inconsciemment accéléré pour me conduire à la fin de cette rue interminable. Cœur et cerveau battent en retraite, vaincus et accablés.

Je termine de traverser dans sa longueur la rue où tu résides. Je ne t’ai finalement pas croisée. Je n’ai pu sentir ton parfum sucré. Au bout de ta rue je bifurque, m’engageant dans une autre allée, cette fois sans hésiter une seule seconde, mais c’était une impasse.