Tic-tac, tic-tac, résonne la vieille comtoise murale. Tic-tac, tic-tac lentement, très lentement, elle égrène les minutes, les heures, une vie.

Moi pendant ce temps, je l’observe consciencieusement. Elle est là depuis le début, depuis un temps immémorial. Elle n’est pas de plain-pied, succédanée des grandes sœurs majestueuses. Pourtant elle fait son office, tous les jours. Les deux gros poids en fonte font l’ascenseur et se démènent doucement pour marquer l’heure.

Tic-tac lancinant qui s’évanouit dans l’atmosphère moite de l’unique pièce regroupant le salon, la salle à manger et la cuisine, tout juste coupée par un petit bar.

Tic-tac, hoquette le mécanisme de son balancier. Tic-tac mollement, tic-tac lourdement, tic-tac…

Moi pendant ce temps, je me pavane autour de ce vieux couple frappé par le poids des ans. Le visage buriné, griffé par les affres de l’existence, la peine, la douleur, la vie ; mais toujours vivant. Ils ne se parlent plus beaucoup, ils n’ont plus grand-chose à se dire. Mais ils s’accrochent l’un à l’autre comme à un radeau en perdition. Ils rythment leur vie de petits détails ; du petit-déjeuner au dîner. Ils comptent leurs médicaments, ils regardent la télé, le son un peu fort. Ils admirent les photos jaunies de leur descendance qu’ils ne voient que rarement. Tous ces petits détails insignifiants à vos yeux, mais qui justifient leur folle envie de survivre. Ils ont eu leurs joies et leurs bonheurs aussi, aujourd’hui ils ont leurs souvenirs.

Moi pendant ce temps, je m’étiole à regarder le vieux chien vautré sur l’antique canapé qu’il refuse de partager, perclus de rhumatismes, atteint par la limite d’âge. Incapable de se mouvoir promptement, ne se traînant à l’extérieur que pour satisfaire de précieux besoins. Il a eu une vie de chien, mais heureux et choyé. Jamais il ne l’échangerait. Sur le carrelage redoutable et perfide pour ses articulations, il ne se risque. Gentiment, ses maîtres, autant que pour eux, ont posé un tapis douillet pour lui éviter de glisser et se briser les os. Mais c’est bien sur le divan qu’il préfère passer le plus clair de son temps, oubliant de contrôler ses intestins contrariés, s’accommodant des flatulences nauséabondes qui viennent s’ajouter aux relents d’odeurs diverses.

Moi pendant ce temps, je paresse dans cette pièce aux meubles vieillis et rabougris, où la patine a fait son effet, mais dont ils ne veulent rien changer. La force des habitudes qui ont la vie dure. Cela fait aussi partie de leurs repères. Chaque chose est à sa place et chaque place possède une chose. Certaines sont installées depuis plusieurs décennies, témoins de leur passage. Des objets étranges et surannés, vestiges d’une histoire. Ici un troupeau d’éléphants en bois sculpté, là un toucan aux couleurs criardes. Plus loin un champignon en bois, probablement un bolet de leur région. Le seul objet anachronique est cet écran plasma 116 cm qui trône dans le salon.

Moi pendant ce temps, je flâne dans cet endroit aux odeurs imprégnées. Mélange d’effluves culinaires, corporels ou animal. Un air confiné que l’air extérieur ne vient que trop peu renouveler. Dans cette pièce où le renfermé a élu domicile pour ne pas s’en aller. Il chatouille vos narines et embrasse vos vêtements pour y laisser un petit stigmate olfactif complice.

Moi pendant ce temps, je lézarde sous la lumière jaunâtre d’une ampoule antédiluvienne ou celle du néon de la cuisine qui scintille parfois ou tremblote souvent. Fort heureusement, les yeux des deux habitants ne s’en aperçoivent que rarement, suppléés par des doubles foyers correcteurs.

Moi pendant ce temps, je flemmarde dans cette vie en pente douce. Tout y est tant ralenti, tout est si lent. Il m’arrive même de tourner sur moi-même.

Alors pendant ce temps, je m’étire, je soupire dans cet endroit et souffle une petite bise de vie, une luciole vacillante, histoire de prolonger ma présence… parce que… c’est moi le temps.