La brume automnale enveloppait encore tendrement les arbres et une luxuriante végétation s’épanouissait à leur pied, humidifiée par une mousse d’un vert éclatant.
L’atmosphère ouatée et suintante amortissait tous les bruits environnants, chuintants les sons pour ne pas réveiller les nombreux habitants de l’endroit.
Pourtant, ce tableau fantasmagorique fut troublé par des intonations anachroniques.
« Gling, gling, gling »
« Cherche, cherche ! »
« Gling, gling, gling »
« Cherche, cherche ! »
Je ne sais pas ce qui m’énerve le plus. Ce qui pollue le plus mon esprit. Est-ce le bruit incessant de cette clochette, suspendue à mon cou, chargée de toujours signaler l’endroit de ma présence à celui qui se nomme mon maître. Ou, justement lui, cet homme rubicond, qui ne cesse de m’invectiver de la voix afin que je trouve pour lui ce qu’il ne peut pas faire tout seul.
« Gling, gling, gling »
« Cours, reviens, cherche ! »
« Gling, gling, gling »
« Cours, reviens, cherche ! »
Que cela m’agace, en même temps, je ne sais pas faire autre chose. Ce doit être génétique, sans aucun doute.
Je renifle à gauche, à droite. Je redresse la tête ; observe, écoute le moindre bruit puis instinctivement replonge ma truffe dans le sol pour détecter l’odeur du gibier que l’on attend que je déniche.
« Gling, gling, gling »
« Cherche mon chien, cherche ! »
Vous concéderez que notre conversation est sommaire. Bien sûr nous ne sommes pas dans un salon à converser, une tasse de thé à la patte, sur le dernier traité de philosophie.
En cette saison, nous arpentons bois et bosquets à la recherche du Graal à plumes ou à poil. En termes moins châtiés, faire le carton sur un bestiau et surtout ne pas rentrer bredouille à la maison de chasse. Suprême hantise de mon propriétaire qui se verrait brocarder par ses comparses à son arrivée au pavillon où tous se rassemblent vers la fin de l’après-midi pour narrer leurs exploits qu’ils estiment bucoliques. Subir leur humiliation serait proprement intolérable, en plus de s’acquitter de la tournée générale à ses frais. Aussi loin que ma mémoire canine me le permet, je crois bien que cela n’est pas souvent arrivé.
Dans cette bicoque de bois, où filtrent les courants d’air, ils n’ont pas leur pareil pour rejouer leurs scènes, mimant avec force détails les instants cruciaux, les moments héroïques, sous l’œil goguenard et assoupi de leurs animaux domestiques, dont je fais partie, et qui savent que la moitié du récit est bien largement étoffée. Fort heureusement, pour eux, nous n’avons pas la parole.
Leurs éclats de rire ponctueront les lampées de rouge qu’ils absorberont à profusion. Les histoires prendront des tournures rocambolesques sous une hilarité générale et grandissante. Enfin, quand les températures corporelles auront rejoint celle de la pièce et tari les plaisanteries graveleuses, ils nous sommeront de nous lever pour reprendre la route de leur chaumière, jurant, crachant que dimanche prochain, pas un lapin, pas une perdrix ne seront épargnés. Chez eux, on ne déroge pas à ce rituel.
« Gling, gling, gling »
« Allez mon chien cherche, cherche, c’est bien ! »
En attendant, nous sommes toujours en quête de la timbale qui pourtant nous fuit depuis le début. Malgré son air débonnaire, je sens bien au son de la voix, l’extrême tension de mon maître. Rentrer la besace vide est impensable.
Aujourd’hui, j’ai un mauvais pressentiment et je crains que cela ne se produise. À quoi est-ce dû ?
Est-ce moi qui suis moins aiguisé ? Mes sens seraient-ils en berne ? Trahis par de multiples sollicitations ou pensées ? Tant il est vrai que j’ai les neurones vagabonds depuis quelques semaines.
« Gling, gling, gling »
« Hunter ! Cherche ! Cherche voyons ! »
Ah ! vous voyez, il s’impatiente et m’invective. Sa voix se crispe, ses cordes vocales se raidissent et témoignent d’une grande anxiété. Ça va être ma fête au retour. À vrai dire, je m’en soucie peu. Je n’ai d’yeux que pour elle ; un griffon tout mignon. Elle est belle comme le jour avec sa longue robe de poil frisotté poivre et sel. Des poils qui lui tombent sur ses yeux charbon pour les recouvrir totalement. Elle est belle et je suis amoureux.
Comble de bonheur – mon bonheur – elle m’aime aussi ; dernièrement, nous nous sommes accouplés, à la faveur d’une escapade romantique, à jamais gravée dans ma mémoire.
Mais voilà, mes dimanches actuels ne sont plus libres. Pas un instant de répit que je pourrais destiner à ma dulcinée. Je dois aider mon maître à trucider quelques bestioles et satisfaire son hobby grégaire qui réveille ses instincts les plus guerriers. Tandis que moi, j’aimerais servir à autre chose.
Moi, je voudrais être un bouvier, sauvant une petite fille de la noyade, tombée par inadvertance dans un lac gelé.
J’aurais pu être un Saint-Bernard portant secours en haute montagne, retrouvant une cordée d’impétueux alpinistes échoués dans une crevasse.
Mais de tout cela, je ne suis.
Mon rôle se cantonne à débusquer la viande qui finira terrine ou civet. Chacun sa croix, la vie est décidément mal faite. Ne pouvant lutter contre l’ordre des choses, j’exécute ce pour quoi j’ai été conçu. Quelle fatalité !
En mon for intérieur, je sens bien ces temps-ci que je n’ai pas le feu sacré. Doute ? Manque de motivation ? Les deux à la fois ? Je devrais prendre garde, si je ne veux pas être remplacé. Je sais que mon propriétaire me sacrifiera sans vergogne. Il a de l’attention, ce n’est pas la question. D’ailleurs, il me choie plus que sa propre femme, mais tout ceci a des limites. Tant que je remplis mon rôle, je ne risque rien. Toutefois son affection calculée s’arrête là où commence sa réputation. Réputation qui, elle, ne saurait être remise en cause.
Il va falloir que je me secoue la couenne et faire sortir le lapin du bois. Fort heureusement il existe un Dieu pour les chiens chasseurs. Mon odorat vient de tomber sur un parfum bien identifiable ; du garenne ou je ne m’y connais plus.
Je tombe en arrêt ! Plus de « gling, gling », tendu, le museau pointé, je signale la présence du mammifère. Mon chasseur de maître change de ton et chuchote. L’adrénaline se distille dans tout son corps, les sens à l’affût. La gloire proche, à portée de canon.
Nous écoutons, crispés sur l’objectif, rien ne peut nous distraire, guettant les moindres soubresauts de la future proie traquée.
« Vas-y ! » éructa-t-il, d’un seul coup, à mon encontre.
Je bondis telle une pile, « Gling, gling, gling gling, gling, gling ». Un « gling, gling » qui se perdit dans la majesté de cette forêt. S’engagea une course effrénée, haletante. Une course à mort, je sentais la peur du chassé. Nous n’avions pas la même allure. À lui la peur, pour moi la terreur. Il cherchait une échappatoire. Nos muscles étaient bandés. Il avait l’instinct de survie chevillé aux pattes, moi la hargne du prédateur. Ma course était calée à ses mouvements. Il virait, j’en faisais autant, il modifiait son cap, je rectifiais mon tracé. J’étais son ombre. Toutes les décisions se prenaient au millième de seconde.
Il me fallait réussir, je n’aurais aucune excuse. Lors de ma dernière sortie, j’avais loupé un faisan, manque de concentration. Je vous le disais, mais ma tête n’était pas à la chasse, mais bien à ma douce et tendre compagne. Une belle de douceur à qui mes sorties dominicales ne plaisent guère. En fait, elle abhorre la chasse. Elle trouve cette activité bestiale, barbare et cruelle. Elle n’a peut-être pas tort. Mais ai-je le choix ?…
Oui ! Bien évidemment que j’ai la possibilité de changer le cours des choses. Je décidai donc de ralentir imperceptiblement ma cavalcade. Mes trajectoires devinrent moins précises et surtout plus larges. Je répondais moins vite aux changements de direction imposés par le fuyard. Déjà il me distançait nettement. Il détalait, sûrement fier de me larguer, sans comprendre ce qui m’animait réellement. Je ne voyais plus distinctement son arrière-train, il y a peu à deux doigts de mes crocs.
Hélas je ne pourrai me justifier auprès de mon propriétaire de mon acte insensé, fort peu naturel. J’entendrai probablement parler du pays et n’éviterai pas ses vociférations et beuglements qui dureront la semaine. Pauvre de moi.
La poursuite allait prendre fin, et si je ne passe pas mon temps à secourir les fillettes ou les alpinistes en détresse, ce soir, il y aura tout de même un Jeannot des bois qui retrouvera sa famille nombreuse, un peu grâce à moi. De mon côté, je pourrai me consoler en racontant cette décision à ma chérie et la rendre fière de me voir accomplir une belle action.