Treize heures, le soleil inonde la terrasse de ce grand café d’angle, aux tables déjà bien fournies. L’extérieur est un lieu de prédilection pour bien s’afficher et arborer lunettes noires de circonstance, visages radieux et sourires entendus.
De qui profite l’autre ? Le soleil mordant ici ou là quelques peaux encore blanchies de n’être sorties de l’hiver, ou ces badauds qui veulent tous leur part de rayons jaunes. Qu’importe au demeurant puisque l’échange est loyal. Les mortels, attablés et baignés de l’or solaire entrevoient d’un seul coup leur vie sous un meilleur aspect, magie de l’astre. Ils sont presque devenus invincibles et se réchauffent du bonheur qu’ils n’ont pas tous les jours.
Ici ou là des couples se forment, sont-ils illégitimes ? ils se bécotent gentiment, leurs insouciances rayonnent aussi. La peur de se faire prendre les a quittés, le soleil les rendrait-il imprudents ? Rien ne peut gâcher leur furtif bonheur. Quelques gloussements se fondent dans le tintamarre des assiettes choquées par leurs couverts ou de la tasse brutalisée par sa petite cuillère.
Des messieurs sérieux et encravatés occupent aussi l’espace, mais leur conversation n’est pas philanthropique, encore moins amoureuse ; à ces tables, on discute argent, rentabilité, expansion ; le monde est à leurs pieds et le business au creux de leurs mains. Le spectacle des amours secrets leur est étranger.
Un peu sur ma gauche, elle vient se lover tout contre lui, profitant de l’instant ; elle est énamourée, transie et heureuse. Lui, cette proximité subite l’a rendu plus méfiant. Bien sûr il goûte à ce bonheur compliqué, mais de temps à autre jette de petits regards furtifs et invisibles de sa compagne pour ne pas la froisser. Il ne faudrait pas croiser la mauvaise personne. La torpeur printanière endort les défenses naturelles, malgré tout son amant l’accapare de nouveau par de langoureux baisers. Des instants volés à la bienséance et la morale humaine.
Ils se sont rencontrés dans le cadre de leur profession, sur un salon ou au détour d’un couloir. Frappés par la foudre amoureuse, capricieuse et malicieuse.
Ce couple, en ce début d’après-midi, se prélasse de ce temps suspendu au soleil cajoleur. C’est si rare que la gourmandise les emporte à espérer plus, plus souvent, tous les jours, vœu impossible mais tellement grisant. Le manque décuple l’envie.
Non loin, deux ados se découvrent tendrement, loin de la horde de leurs camarades bruyants. La fougue est de leur époque, rien ne pourra arrêter leurs embrassades goulues et volontaires. Premiers amours, premières innocences, premiers attouchements. La gêne des témoins n’est pas leur souci. Personne n’existe d’ailleurs. Seul le soleil, curieux d’assister à leurs effusions, interrompt parfois leurs ébats. Un peu plus tard, quelques décennies passées, plus vieux, chacun de leur côté, ils se remémoreront ces moments voluptueux comme des heures d’excitation et de joie intense. On n’oublie jamais vraiment son premier amour…
Seul, non loin, je regarde sans curiosité malsaine cette frivolité pubère. Puis me détournant de ce jeune couple à la naïveté magnétique, j’observe aussi les inconnus dont l’histoire personnelle me sera à jamais inaccessible. Incapable d’imaginer avec certitude les petites intrigues et grands soucis que chacun connaît. Est-il drôle ? s’ennuie-t-elle ? Quelles formes se cachent vraiment sous ses dessous affriolants ? Lui fait-il bien l’amour ?
Je digresse à tenter d’imaginer ce que lui, dégustant son arôme corsé, est en train d’échafauder comme machiavélique plan commercial. Angoissé par le potentiel échec de sa tactique, ruinant sa carrière professionnelle et probablement son couple, déjà fragilisé par l’âge de la relation et la routine venue s’insinuer dans les rouages grippés de son existence monotone.
Et elle, femme que son âge autorise à espérer encore la grande aventure. Elle qui n’est pas malheureuse mais pas suffisamment comblée. Elle qui voudrait parfois s’affranchir de sa vie, de ses contraintes et ses poids. Se laisser décoiffer par quelque éphèbe sans craindre la vindicte populaire sous l’œil réprobateur de sa famille engoncée dans ses stricts principes bourgeois. Puis succomber, quelques jours après, dans les bras d’un bel hidalgo lui narrant la Cordillère des Andes, qu’il n’a jamais franchement franchie. Elle qui croira à cette histoire, parce que bien racontée, parce qu’elle a juste envie d’y croire.
Plongé dans ces divagations permanentes, j’entrevois tout juste cette silhouette élancée passer près de moi. Le doux bruit caractéristique des bas de soie crissant jambe contre jambe, le son soyeux de la démarche féline attire mon attention de mâle. Son ombre glisse sur ma table et file sur une partie de mon corps comme une caresse improbable. Elle poursuit sa course sur le bitume de la terrasse. Jolie luminosité qui découpe l’humain en deux, double d’ombre et de lumière. Mais le soleil a dessiné une forme gracile qui m’extirpe de mes pensées badines.
Est-ce vraiment Râ qui me vient en aide ou la senteur du parfum qui tout à coup flotte dans l’air. Cette forme assurée et pure qui a fini de tout découper sur son passage. Charisme en étendard, beauté affichée comme l’évidence ; concurrente lumineuse de l’étoile surplombant l’humanité. L’âme et le corps à damner un saint intrépide. Chez certains êtres, il n’est point utile de parler pour diffuser. Cette belle inconnue ne laisse insensibles ces messieurs, et pour cause.
Mais la chance appartient… appartient à qui d’ailleurs ? Ce jour-là elle était ma propriété, à n’en pas douter puisque la belle vint s’asseoir à la table jouxtant la mienne. Elle, seule, radieuse, ensorcelante. Cheveux auburn, traits fins, yeux émeraude, mains élégantes, remontant délicatement sa jupe de soie découvrant de longues jambes galbées. Un songe ?
Sans vraiment un geste identifiable, elle accapare le serveur – j’aurais échangé mon métier avec lui une paire d’heures – et commande un café, d’une voix suave qui finit de me chavirer définitivement. Pourtant une pointe légèrement rocailleuse dans son timbre vocal lui donne un air moins naïf.
L’expérience alliée à la splendeur insaisissable. Servie prestement par le garçon zélé qui devrait réellement me donner sa jaquette, elle porte doucement la tasse à ses lèvres gracieusement surlignées. Tout en faisant son geste, elle lance un regard autour d’elle et plonge dans mes yeux hypnotisés.
Il est trop tard, je n’ai eu ni la force, ni la volonté, encore moins la présence d’esprit de braquer mes iris vers un autre endroit. Et là, je ne sais comment me sortir de cette troublante mais banale situation. Le ridicule s’empare de moi, envahissant mon cerveau affolé. La raison n’est plus résidante de mon cervelet, les ordres émis sont ineptes et décousus. Je sens, sans pour autant pouvoir agir, mon regard se détourner niaisement.
Emprunté et gauche, je tente de fixer un autre point d’ancrage au sex-appeal assis. Pourtant, j’ai cru déceler un très léger sourire à la commissure des lèvres pulpeuses de la fée avenante.
Ai-je halluciné ? L’ai-je cru parce que cela m’arrange ? Décidemment, là-haut rien ne va plus, mes neurones entrechoqués me jouent des tours. Surtout ne pas se laisser embarquer dans cette histoire puérile.
Cette déesse attend probablement quelqu’un, un de ces mannequins à la mode, sculpté aux fontes des salles de gym, vous passant à jamais l’envie de feuilleter les magazines de mode pour homme juste dans la moyenne. À quoi bon se laisser happer par un rêve sans avenir, une illusion romanesque débouchant sans doute sur une situation malencontreuse et vaine ?
Ou pire encore, peut être n’attend-elle personne, poncif et préjugé masculin idiot. Peut-être avait-elle seulement envie de profiter des rayons solaires réparateurs pour absorber cette lumière sœur de ce début de saison, et siroter tranquillement un café sans être importunée par le premier dragueur de café venu.
Toutefois, je ne peux réprimer un mouvement de tête vers cet aimant magique ; telle une sorcière sûre de son fait, elle n’a pas bougé, le port de tête altier avec ses yeux fixes, elle semblait attendre ce mouvement de ma part. Un léger sourire accort m’accueille. Je le lui rends timidement sans aller beaucoup plus loin. Puis détourne mon regard vers les jeunes tourtereaux toujours entrelacés. Comment m’y prendre ? dois-je l’aborder, bredouiller un début mièvre de causerie ? je ne sais pas faire cela. Je n’ai pas la moindre idée de sujet pour engager la conversation et éviter les banalités d’usage. Lancer la première phrase n’a jamais été mon fort. Son invitation souriante m’a transpercé, mais je l’étais déjà avant.
Nous croisons encore nos regards, elle ne sourit plus, elle pose juste ses pupilles sur moi, sans arrogance ni vulgarité, brièvement mais avec assurance. A quoi pense-t-elle ? Que cherche-t-elle ? une compagnie temporaire, histoire de l’aider à finir son expresso. Je suis perdu et subrepticement par-dessus mon épaule, jette de temps à autre quelques œillades ; le plus souvent j’y rencontre la dame affable qui semble vraiment attendre de ma part un geste, que je me lève et vienne lui proposer ma discrète compagnie.
Alors, comment faire ? Manifestement elle m’observe, elle me dévisage souvent, est-ce une aubaine ? une possibilité imperceptible ?…
D’un seul coup, sans crier gare, sans envoyer de signaux à mes globules en désespérance, elle se lève et les bruits divers m’assaillent, des plus anodins de la terrasse à cette soie à jamais gravée dans ma mémoire imprécise. Au lieu de quitter l’endroit… elle s’approche de ma table…vais-je m’effondrer, syncoper ou être terrassé par une crise d’apoplexie ? Mon cœur ne bat déjà plus la chamade, il est en surrégime, il fébrile. Le peu de neurones qui me reste finissent leur course sur les parois de mon cerveau interdit. De nouveau les stimuli adressés à mes organes partent de façon désordonnée et inintelligible. Du coup je reste prostré.
Bouge, bouge, je t’en supplie fais quelque chose, même un cil peut battre, ce sera toujours ça. Debout, la beauté évanescente à la crinière de feu se penche légèrement, laissant à peine entrevoir le haut de sa poitrine bombée sous son corsage de qualité, dans un murmure dont le souffle chaud et sensuel vient me caresser doucement le visage, me glisse : « Dommage, ce manque cruel d’assurance, belle journée, Monsieur », et s’en va comme elle était arrivée.
Le soleil immonde écrase le café d’une chaleur lourde et pesante tout à fait insupportable, inadéquate pour la saison, observant narquois cet homme assis interloqué, bouche bée.