Hervé Gransart

L’enfance, période de la légèreté pour la plupart. La légèreté et aussi l’insouciance. Où il n’existe pas de métaphore sur la vie et les choses. Seul l’émerveillement préside, il n’y a pas lieu de faire des parallèles abscons. Sans croyances ni désillusions. Il faut sans nul doute préserver cela, ne pas le leur expliquer, pas encore, pas tout de suite.

Pour ce petit bonhomme, plein de vie, déterminé à construire un château de sable, c’est le parti pris qu’ont décidé ses parents, histoire de ne pas le décourager, de ne pas l’effrayer non plus. Le château, son château, va être beau, indestructible. Ses parents qui guident ses pas jour après jour seront fiers de lui et de sa majestueuse construction. Non, non, sa forteresse de sable n’est pas comme la vie, car elle sera indestructible ; il ne sait pas encore.

Rien ne viendra détruire les murs, les tours et les donjons. Il a l’insouciance des innocents, leur beauté aussi.

Il délimite un grand carré qui sera son territoire inexpugnable, ou prétendu tel. Ce grand carré destiné à établir son royaume, une vie pour son duché.

Construites grain après grain, là commencent les fondations, il creuse profondément, longtemps jusqu’à s’en user les doigts. Les grains qui pénètrent sous ses petits ongles, mais n’entament en rien son acharnement à remplir seau après seau de sable et en faire çà et là des petits pâtés tassés consciencieusement, avec grande application.

Fièrement dressé face à la mer et à ses tumultes. Le signe du suprême défi. Celui de l’invincibilité.

Pourtant il ne faut guère tarder, les vagues ne sont pas loin. Aussi est-il utile de creuser avec assurance et sans répit, des fossés encore plus profonds, toujours plus profonds. Ainsi, le piège formé, l’écume de la mer vient mourir dans ses douves, signe d’une bataille gagnée.

Il ne fait pas de doute que ce château en devenir bravera les éléments. Lui en est certain, le scepticisme n’a pas de place dans sa petite tête, c’est presque l’histoire d’une vie. Comme si celle-ci tenait toute entière dans son château. Mais lui ne se préoccupe pas de ces considérations.

De temps à autre, il jette un regard illuminé de bonheur vers maman et papa qui le lui rendent en souriant. Eux savent, mais ne diront rien.

L’enfant s’active à dresser les murs, les tours, les donjons. Méthodiquement, avec acharnement, il tasse les grains de quartz mouillé pour leur donner de la consistance, pour les consolider. Au centre de ce carré encerclé de murailles imposantes et protectrices, il établit le château, souverain. Splendide, grandiose.

Il ne manque pas de goût non plus pour décorer ce qu’il imagine être des mâchicoulis, des fenêtres, des crénelures où des hommes en armes défendront corps et âme leur roi contre l’envahisseur. Personne ne prendra la citadelle, personne ne pourra à force d’assaut venir à bout de la cité construite par lui. Rien ni personne.

Il y a du majestueux dans cet ensemble. Il continue de tasser les murs, renforcer la base des tours, conforter les donjons ; recreuse les fossés que la mer vicieuse est venue aplanir légèrement, insidieusement. Il a bien l’impression que quelque chose cloche. Il semble que, quoi qu’il fasse, il y ait un côté inéluctable dans cet effacement programmé.

Mais il a du courage à revendre et la peur ne l’étreint pas, il a décidé de vaincre les éléments, persuadé de réussir. Convaincu que tout dure toujours. Tous viendront admirer son exploit, son œuvre, son château, fort et magique.

À l’image de ce qu’il est, sous l’œil admiratif de ses géniteurs entraînés par son enthousiasme communicatif, l’espace d’un instant, eux aussi se laissent prendre au jeu, émerveillés de voir ce que ce petit homme seul avec son petit seau, sa petite pelle et ses mains a été capable de bâtir. Ils oublient l’improbabilité de l’espérance face à la nature.

L’enfant sourit aux regards attendris autour de lui, il ne voit pas ce trait de compassion qui accompagne les défaites pré-écrites. Il ne mesure pas encore la fragilité des choses.

Les pieds solidement ancrés dans le sable chauffé par ce soleil trompeusement estival, il a la posture des seigneurs.

Doucement, pourtant il sent l’eau froide et fluide envahir ses pieds, glisser le long de ses jambes, le dépasser sans se soucier de lui, venir remplir les fossés autour de ses enceintes. Un petit sourire illumine encore son doux visage ; pris au piège, l’élément liquide n’a pas atteint son but, il est venu s’enferrer dans ses cavités.

Soudain, sans crier gare, l’eau se retire en emportant une partie de ses défenses. Le sable s’est délité sous l’impulsion liquide. Comment est-ce possible ?

La surprise est immense, puis la colère fait place à l’étonnement. Il veut réagir, ne pas laisser gagner la gangrène liquéfiée. Déjà il se jette à terre pour consolider ce qui peut l’être. Creuser encore plus la tranchée pour continuer de protéger son œuvre, sa vie. Que l’assaut de la mer ne l’emporte pas sur son magnifique édifice.

Mais il est déjà trop tard, la mer revient à la charge, cette fois elle fait plus qu’emporter les travées dressées pour l’empêcher de progresser. Elle vient pourlécher les murs. La première fois, les dégâts ne sont pas énormes ; l’enfant, lui, s’applique à colmater les brèches entrevues.

Ses mouvements se font plus saccadés, la panique l’envahit, il n’a pas vu le temps passer. Il n’a pas vu la transformation des éléments en sa défaveur. Il n’a pas compris que son ensemble n’est pas taillé pour résister dans la durée. Il va vieillir prématurément, inévitablement.

Sa confusion augmente, il ne voit pas revenir la mer, par vagues lécher son sable aggloméré. Elle encercle ses fondations mettant à mal tout espoir de victoire.

Partis par morceaux, les murs s’effondrent happés par le liquide salé. Aussitôt la vague suivante revient plus rapide, efface les traces du mur encore debout et vient croquer un pan à côté. Inlassablement elle va répéter l’opération, procédant à l’anéantissement du mur d’enceinte qui n’aura eu le temps d’exister que l’espace d’un futile moment.

L’enfant, de sa construction, n’aura pu profiter. Le temps est passé vite et semble s’accélérer. Les coups de boutoir silencieux, mais inéluctables avalent grain par grain. Déjà les tours de chaque côté s’effondrent sur elles-mêmes tel un immeuble dynamité. La mer revient achever son travail pour laisser un espace plane et parfait. Aucune trace, aucun signe d’existence ne sera laissé, ce qui était tout à l’heure un château du plus bel effet s’est évanoui, rendu à la nature sauvage.

L’enfant a abandonné, vaincu, maculé de sable humide et noirci. Il reste debout interdit, une nouvelle fois la mer vient prendre sa demeure féodale, celle qui trônait au milieu de sa place, celle qu’il voyait invincible, refusant l’emprise du temps et de la nature.

La plage est bien redevenue cette étendue de sable lisse et parfaite, le sable étale, léché par la mer qui ressasse son flux et reflux. Tout est normal, rien n’a jamais existé, ni les murs ni son château. Les souvenirs sont diffus, personne ne s’en souvient vraiment. Ce ne sont plus que des idées lointaines dans les mémoires instantanées et peu précises.

Un moment interloqué, il regarde, ahuri, ses parents. Ils ne l’ont pas prévenu ou n’a-t-il pas voulu entendre. Comment cela a-t-il pu se produire ? Rien ne serait donc définitif ?

Alors il se promet, demain, de revenir, de reconstruire une plus grosse bâtisse encore, plus solide, mais aussi plus loin de la grande bleue, on ne sait jamais.

Sans se rendre compte, sans avoir conscience que le château de sable est comme la vie, éphémère.