Nous étions si semblables, si identiques que pas un poil ne pouvait nous différencier l’un de l’autre. Tous les deux de petite taille mais parfaitement calibrés, avec des oreilles courtes, de petits yeux charbon, une truffe minuscule tout à fait adorable et toujours fraîche. Élégants dans notre démarche nous trottinions martiaux et superbes.

Notre robe était tricolore ; brune, noire et noisette au pelage brillant, signe évident d’une santé éclatante. Il faut avouer que nous étions nourris comme il se doit. Chez nous, pas de croquettes, même hypoallergéniques étudiées en laboratoire pour animal délicat.

Pas de ces rondeurs sans saveur à l’odeur pestilentielle, dont on ne sait distinguer la présence d’un ragoût à base de viande ou de poisson.

Non, nous avions une maîtresse attentionnée à nous alimenter convenablement, considérant nos heures de repas avec toute la bienveillance qu’ils devaient à leurs animaux de compagnie.

Une nourriture équilibrée faite de riz, de viande, de restes de plats cuisinés, de légumes variés, et de jus de viande. Le fumet de puissantes volutes aromatiques se dégageait de la cuisine au moment de la préparation et venait chatouiller notre museau. Des effluves que ne reniaient pas les matous alentour, contre lesquels nous faisions respecter la loi de la préséance. Mon frère et moi étions certes menus mais terriblement combatifs. Nous étions deux aussi, ça aide !

Aussi, notre flore intestinale parfaitement préservée, notre toison était soyeuse confirmant la noblesse de notre race, faisant la fierté de notre dame.

Ah notre maîtresse, un poème à elle seule. Avait-elle toutes ses cases et rangées dans le bon ordre ? allez savoir. Aujourd’hui encore, cela me laisse perplexe.

Nous, nous n’avions rien à craindre, elle était gentille, aimante quoique envahissante, nous étions probablement la bouée à laquelle elle se raccrochait en permanence.

Sauf qu’elle ne cessait de parler, divaguer, elle le faisait à voix haute, à tout vent et à tout va. Heureusement nous ne pouvions être amalgamés à ce comportement, les humains ne faisaient pas le parallèle. Avec mon jumeau, nous évoquions le sujet et cela nous embarrassait suffisamment.

Il faut lui concéder que nous vivions dans une drôle de famille. Des gens singuliers, nombreux et indéfinissables. Nous n’avons jamais compris, en plusieurs années de promiscuité, qui était qui, qui faisait quoi, un réel mystère. C’était en quelque sorte des bohémiens sédentarisés, vivant sous un toit où les allées et venues étaient incessantes. Parfois certains dormaient là plusieurs nuits d’affilée puis disparaissaient comme ils étaient arrivés. D’autres apparaissaient de nulle part pour s’évanouir quelques semaines plus tard.

L’autre sujet de vain mécontentement dont nous débattions, mon frère et moi, était le patronyme dont elle nous avait affublé ; enfin, un sobriquet, devrais-je plutôt dire, un scandale. Imaginez notre désarroi, à nous, issus des plus grandes familles aristocratiques anglaises. Nous de sang royal, droits descendants de la couronne Victorienne, des contrées riches du nord de l’Angleterre où la réputation de ses habitants n’était plus à faire. Nous, animaux de compagnie, espèce princière, fierté de l’empire britannique faite chien. Enviés de tous, admirés par les connaisseurs, nous de la race des Yorkshire, race parmi les races. Petits par la taille mais bien proportionnés et d’une élégance majestueuse.

Espèce convoitée, contraints de supporter le ridicule infamant des prénoms auxquels nous répondions. Ils ne savent pas parler notre langue, certes, il faut donc bien que nous nous adaptions à leur idiome relativement pauvre, mais de là à en devenir réducteur, rien que d’y penser, mes poils se hérissent.

Je n’ose, sans honte, vous en livrer ici la teneur. Mon frère se dénommait Bounty et moi je répondais à l’appellation de Coco, vous saisissez la liaison. Ça ne s’invente pas ! Où va se nicher l’imagination humaine à toujours vouloir se démarquer ? À moins que ce soit du pire des mauvais goûts, je ne saurais dire, n’étant pas expert en bipèdes.

Quoi qu’il en soit, sans s’appesantir sur cette mascarade, notre vie de bêtes de compagnie universellement reconnues coulait doucement. D’autant que notre réalité était confortable et heureuse puisque notre maîtresse nous promenait matin, midi et soir. Nous trottinions sur nos quatre petites pattes, tandis qu’elle galopait dans ses éternelles sandales orthopédiques blanches. Et ce faisant, conversait avec nous :

« Allez les enfants, avancez, avancez, je ne vous sors pas pour vous promener », ah bon ?! Pourtant, nous, nous le pensions réellement ! Tandis que notre plaisir était tout à renifler les exhalaisons de nos homologues ou de toute autre espèce. « Hé ! Tu tires trop fort Coco, doucement » pensez donc, nous qui pesions, à nous deux, guère plus de 14 livres ; Oh ! So sorry, je voulais dire 6 kilos.

« Doucement, mes pieds me font mal – BOUNTY, COCO ! Ah ! vous n’obéissez jamais, vous serez punis ce soir », on se demande bien de quoi. Bounty et moi, actifs et intelligents, toujours pleins d’entrain à sautiller çà et là au gré des fluides et parfums en tous genres que la rue nous proposait invariablement. Odeurs à chaque fois différentes, plus ou moins entêtantes, nous les découvrions avec avidité et gourmandise ; dans ces conditions, pouvions-nous obéir ? Chacune de nos sorties était donc rythmée par ces soliloques sans queue ni tête dont nous nous accommodions. Notre allure fringante, si caractéristique, notre humeur égale attiraient nombre d’humains voulant nous prodiguer quelques caresses douces ou papouilles fortes agréables à recevoir, malgré le regard réprobateur de notre propriétaire : « Oh ! Mais ils ne sont pas gentils du tout, ils ne le méritent pas : hein Bounty ? Hein Coco ? ». Sans doute, tant il est vrai qu’elle nous nourrissait mieux qu’un hôtel cinq étoiles grand luxe, mais était particulièrement avare de câlins, sûrement la loi du genre humain ; incapable d’offrir deux sentiments émotionnels au même instant. Nous avions depuis belle lurette fait notre deuil des mamours maternelles et notre existence gémellaire nous suffisait amplement.

Malheureusement, le destin n’est guère plus clément pour les animaux qu’il ne l’est pour les autres mammifères. Cette funeste fatalité frappa à l’aveugle, sans se contenter d’une unique fois, tapa deux coups de suite avec une parfaite et étonnante parité. Ce sort qui entreprit de se mêler de nos vies sans y être invité. Un acharnement injuste sur des êtres fragiles et sans défense, ne gênant pourtant pas le monde qu’ils fréquentaient en dilettante. De la même façon que l’on ne prête qu’aux riches, ces mêmes ont plus de chance que nous autres ; nous ne l’avons pas eue, en ce jour de promenade quotidienne. Est-ce moi ou Bounty qui tira trop fort sur la laisse qui nous entravait et nous reliait à notre mère nourricière ?

Comment penser que l’on puisse faire le poids face à ce bout de bonne femme cent fois plus volumineuse que nous ? Manqua-t-elle d’attention ? Je ne saurais aujourd’hui encore l’affirmer.

Le drame qui se noua fut aussi subit qu’inattendu. L’un de nous deux tira donc sur sa laisse, attiré par une quelconque curiosité, l’autre suivit parce qu’il en était toujours ainsi. Notre dame fit un écart, emportée dans son élan, elle dévia de sa trajectoire pour se retrouver sur la chaussée, surprise par ce mouvement qu’elle n’avait anticipé, pas plus que le semi-remorque qui déambulait en sens inverse à allure soutenue.

Nous n’avons senti qu’un souffle puissant et chaud parcourir notre fourrure, puis totalement libres de nos mouvements, la longe serpentait à terre à nos côtés. La liberté était à nos pattes. Des deux, j’étais probablement le plus joyeux, mais inversement le moins téméraire. Il ne m’est pas venu à l’esprit une seule seconde de prendre la poudre d’escampette pour aller baguenauder à droite ou à gauche, mes synapses fatalement embrumées par trop de captivité. À moins que ce ne fût l’émotion. Mon frère, lui, le courage accroché au cou comme le tonnelet à celui d’un saint-bernard, ne se fit pas prier et profita de l’aubaine pour décamper ventre à terre. Il m’invectiva d’aboiements péremptoires à le suivre dans sa cavale et à le rejoindre sans délai. Je n’avais définitivement pas l’esprit d’un aventurier et étais pétrifié par la situation, abasourdi, cherchant mes repères. Je décidai, hébété et passif, de poser mon séant sur l’herbe, pas tant pour réfléchir que pour recouvrer mes esprits.

Le deuxième maléfice s’abattit pour finir de conditionner la suite de mon existence actuelle. Il fut tout aussi foudroyant qu’impromptu. Dans sa quête effrénée de liberté, Bounty eut le malheur de se risquer seul et sans défense sur des territoires inconnus et dangereux pour des formats comme les nôtres. Au détour de la rue qu’il venait allègrement d’emprunter, il tomba truffe à truffe sur un molosse de la pire espèce. Une boule gigantesque de nerfs, de méchanceté, de haine et de violence. L’odieux ne fit qu’une bouchée de Bounty et le croqua façon barre chocolatée. En l’espace de deux minutes, j’avais perdu un frère et une maîtresse.

Mon double démantelé, je me vis orphelin inconsolable et ne sus réprimer un hurlement à la mort que traduisait ma détresse.

La famille étant essentiellement constituée de mâles peu enclins à conserver un chien neurasthénique et d’une stature qui seyait mal à la leur, ils me déposèrent derechef à la société des animaux en détresse et désamour canins.

Lieu d’où l’on me regarde dans cette cage où je vois passer quelques jambes. Certains s’arrêtent devant mes yeux de chien battu. Oui, de chien battu car jer ne vois pas quel autre comportement je pourrais adopter en ce moment.

« Oh ! Papa, comme il est mignon celui-là, tu me l’achètes, dis, allez, papa, il est chou, allez, c’est un yogchaire »

Je déglutis et aboyai de mon anglais le plus noble et sophistiqué « Pff, un YORKSHIRE, stupid ! »