C’est dans un cadre bucolique, au milieu de verdure et de champs odorants aux senteurs paysannes que je plastronne.
Je me trouve majestueux, imposant par ma taille, énorme par mon volume, pourtant je me vois affublé du nom d’épouvantail.
Quelle infamie !
Avec ma stature de commandeur, je mesure pas moins de deux mètres, j’ai une destinée toute tracée ; effrayer les volatiles affamés.
Regardez-moi, vous que j’interpelle, regardez-moi au lieu de me moquer. Je suis là, granit de paille, gras du bon chaume dont on m’a bourré. Attifé d’un gilet dont le propriétaire ne voulait plus, mes deux bras, raides comme la justice, jaillissent de ce débardeur aux couleurs criardes. Un pantalon tout autant de mauvais goût ceint ma taille. Enfin, un chapeau de tissu rouge vif, où est plantée une petite fleur, clôt cette note finale. Avouez que pour sortir, il y a mieux.
Vous pouvez vous gausser de ma posture, que je tente de conserver martiale. Les coloris ne sont de mon fait, je finis par ne plus m’en soucier. Dans ce champ, ma mission est importante, voire incontournable. Vous, vous m’accablez de tous les mots possibles qui vous font rire, je ne suis pour vous finalement qu’un empaillé.
Seulement moi, dans ce pré qui embaume de mille senteurs champêtres, dont les effluves saisonniers chatouillent mes narines de fétus de paille, je me sens chez moi. Du matin au soir j’assiste en spectateur à des scènes d’une poésie auxquelles vous ne songez probablement pas. Tout ce que la nature compte d’êtres vivants est à mes pieds ; petits rongeurs, reptiles ou mammifères de la création, viennent tourner autour de ma statue. Seuls les oiseaux ne s’aventurent sur ce tas de terre.
Du matin et son aube flamboyante, au soir et son crépuscule blême, je vis les journées, les mois et les saisons, tous les jours de façons différentes. La lumière n’est jamais la même, les odeurs non plus. Cette valse enivrante fait mon bonheur, dont mes yeux ébaubis ne se lassent jamais. Je doute qu’aucun bipède de votre espèce ne puisse se vanter de connaître, jour après jour, un tel bonheur.
La journée, divers bruits viennent à moi, je marque le temps par le bruit des engins agricoles de mon maître. De l’emploi de telle ou telle machine me renseigne sur les heures et les saisons. J’observe mon patron affairé, souvent le dos ployé, à ausculter ses arpents, gagne-pain familial. De ses doigts déformés et épais, il triture la moindre motte pour s’assurer de sa prospérité future. Sans relâche il trime obéissant à la loi divine des saisons, n’abdiquant jamais face aux éléments qui tentent de reprendre leurs droits et la possession d’ares dont ils s’estiment dépositaires.
Dans la tiédeur du soir, surtout l’été au soleil déclinant, je vois défiler aussi d’autres espèces qui ne sortent qu’à des moments où leur sécurité est garantie. Trop apeurées pour gambader à d’autres heures fréquentées. Les voir ainsi faire sarabande me réjouit les pupilles de paille dilatées.
Durant les nuits d’encre, c’est encore d’autres habitants de notre terre qui viennent me tenir compagnie et vaquer à leurs petites occupations. Ils pointent leurs museaux, craintifs et attentifs à la moindre alerte. Mais bien vite ils se pressent contre mes jambes et fouinent à la recherche de leurs « précieux ». Renards, belettes, fouines, rats, ragondins, hérissons, reniflent bruyamment. Les insectes ne sont pas en reste.
Cet ordre immuable est magnifique à qui sait patienter pour le voir. Quand il apparaît comme par magie, mes yeux s’écarquillent devant cette magnificence. Ces créatures de la nature, dont chacune est à sa place, me divertissent. Inquiètes ou marioles elles ne peuvent s’empêcher de s’aventurer sur ce terrain aux trésors convoités.
Cette autre société prend quartier jusqu’à voir poindre l’aube. Ce commencement du jour est incontestablement le moment que je préfère. Cette petite rosée, qui perle sur mes brins pour ma toilette, matinale, me lave et me ragaillardit. Parfois, elle ne fait que me rafraîchir délicatement, qu’importe, cela reste pour moi une douche de jouvence.
C’est un onguent réparateur, promesse d’une belle journée de guet et d’empêchement.
Alors, me raillez-vous toujours ? Êtes-vous certains que votre position de bipèdes errants, en perpétuel mouvement désordonné, vous confère une meilleure place que la mienne ?
Moi qui suis là, observateur privilégié de l’évolution de la nature, de ses changements, de ses courroux aussi. Moi qui hume à tous vents, les parfums changeants multiples de cette terre d’où vous venez et où vous retournerez.
Êtes-vous sûrs de votre condition ?
Moi qui respire un air pur et ne suis jamais soumis aux aléas de la pluie, du soleil ou du vent. Bien au contraire, je les appelle de mes vœux, ils sont mes amis. Ils me parlent, me caressent ou me nettoient. Cette bise par exemple m’étreint et m’enlace, sans que je ne me lasse. Elle me frôle, me caresse, je frémis de bonheur. Elle s’enroule autour de moi dans une danse lancinante. Plaisir des sens en éveil. Je souris de bonheur et chavire le cœur en émoi.
De temps en temps, il m’arrive de perdre un brin de paille, mais je ne m’inquiète guère, car contre vents et tempêtes je maintiens ma position, fière et hautaine.
Alors, aviez-vous imaginé quel nom et quel rôle épouvantable que celui d’épouvantail. J’épouvante, j’effraie, j’interdis toute intrusion des ovipares de toutes plumes, ces bestioles qui veulent faire festin des graines de mon maître. Devant ma puissance et mon air revêche, ils n’osent s’approcher de peur d’être foudroyés. Pourtant, sachez bien, vous qui me tournez en dérision, qu’en mon for intérieur, je ne ferais de mal à une mouche, et les oiseaux, moi, je les aime.