Elle tourne, elle tourne, elle tourne la roue du petit manège du parc pour enfants.
Assise sur cette roue de bois aux montants en fer forgé, une petite fille se laisse emporter par le tourbillon.
Elle tourne, elle tourne, elle tourne la roue du petit manège du parc des enfants.
Bien calée, la petite fille blonde rit. Le cœur léger, l’esprit tranquille. Elle a l’insouciance des enfants de son âge pour qui la vie n’est que jeux et princes charmants. Une vie près de sa maman qu’elle aime infiniment. L’air la chatouille, elle renverse la tête et laisse éclater son rire aux dents blanches où percent quelques manques d’émail, témoins de la progression de son âge en pleine mutation. Elle rit, rit d’un bonheur simple et futile. Une joie pure.
Elle tourne, elle tourne, elle tourne la roue du petit manège du parc des enfants.
En face maman la regarde avec amour et bienveillance, celle d’une mère aimante. Quelques minutes passent où ce simple spectacle suffit largement à sa vie. Un temps amusé, elle laisse pourtant vagabonder ses propres pensées. Elle, qui il y a peu, étudiait le droit en faculté. Elle, promise à un bel avenir dans la magistrature. Une carrière qui lui tendait les bras, elle se voyait brillante avocate, jusqu’à ce qu’un autre amour l’en détourne. Elle fut sûrement – un peu – heureuse, mais bien vite son prince ne se révéla plus aussi charmant, infléchissant pourtant sa trajectoire écrite et ses ambitions personnelles. Pour son bien, pour son couple et pour la stabilité d’une vie familiale à laquelle elle aspira sincèrement, elle changea ses objectifs, mit entre parenthèses sa carrière et entra dans la fonction publique.
Et cette roue qui tourne, tourne, tourne
Les cheveux au vent, la petite fille va s’envoler ; elle le croit, c’est drôle cette sensation, comme une bulle qui flotte dans l’air. Une bulle libre, sans retenue. Elle va s’évader loin, loin comme le ballon qui nage au gré des courants. Elle survolera son école, sa maison, les endroits qu’elle connaît. Comme l’aigle royal, elle tournera autour pour mieux observer. Elle babillera parmi les nuages, passera à travers, comme on s’enfonce dans la crème chantilly. C’est une idée si folle ! Elle pouffe de rire et s’imagine ressortir du nuage crémeux, toute blanche.
Elle tourne, elle tourne, elle tourne la roue du petit manège du parc des enfants.
Pourquoi les choses se sont-elles à ce point délitées ? A-t-elle failli à ses devoirs de femme, de maîtresse ? L’a-t-elle mal aimé ? Mal satisfait sexuellement pour qu’un jour, elle découvre des preuves irréfutables de plusieurs liaisons extraconjugales. N’était-elle plus désirable en tant qu’expression de la féminité ? Il s’est détourné d’elle, batifolant à droite et à gauche pour satisfaire sa libido, la laissant à quai insatisfaite, trompée et humiliée. Aujourd’hui, culpabilisant sur son sort.
Et cette roue qui tourne, tourne, tourne
Cette tête blonde bien loin des problèmes des adultes, poursuit sa chevauchée aérienne. Elle n’est pas assise sur une sphère de bois tournoyante ; non, non, elle est confortablement installée sur un gros pouf nuageux et plane au-dessus des maisons. Elle rit de plus belle et imagine voir la maison de papy et mamy ; « coucou mamy ! » Ah, mais non, mamy ne peut, ni la voir, ni l’entendre. C’est drôlement amusant.
Elle tourne, elle tourne, elle tourne la roue du petit manège du parc des enfants.
Et lui, lui, qui a tout demandé et tout obtenu. Il voulait être le mâle, celui qui subvient aux besoins du foyer. Elle s’est effacée, a accepté de se renier, de lui donner une progéniture, de s’occuper de l’intendance et de son foyer. Pour quel résultat ? Sept ans après, malheur inclus, leur union et des coups de canifs dans le contrat, il finissait de filer à l’anglaise avec une Irlandaise ; antithèse de tout ce qu’elle est, anachronisme de tout ce qu’il avait exigé d’elle. Avait-elle été sotte de n’avoir ouvert les yeux à temps ? Aucun de ses amis ne l’avait mise en garde, dupés aussi par ce machiavel de pacotille. Il avait réussi à se prélasser et vivre sa petite vie tranquille, puis lassé du train-train quotidien, s’en était allé comme si de rien n’était. Effaçant une quasi décennie de vie maritale. Encore avait-elle dû se battre pour la pension, infidèle et goujat, comment avait-elle pu être stupide à ce point ? Quelle gourde, subitement la colère sourde monte en elle comme un torrent charriant toute cette boue accumulée depuis trop longtemps. Il était pourtant bien tard pour réagir, coincée dans sa vie, dans son travail insipide ponctuant une vie fade.
Et cette roue qui tourne, tourne, tourne
Cette roue qui tourne, elle tourne et n’en finit plus de tourner dans ce parc pour enfants où elles viennent inlassablement.
La petite fille assise sur la roue de bois se trémousse, moins à l’aise, moins riante. Cette roue qui tourne, tourne, tourne maintenant, emportant son corps. Son cœur chavire, la gravité la ramène à la réalité. Son cœur est saoul et se soulève, son corps n’en peut plus de ce manège infernal et le refuse brusquement. Elle a mal au cœur cette petite fille. Elle croit bien qu’elle va vomir. En face l’adulte aux traits tirés par le chagrin et la mélancolie ne rêve plus à grand-chose depuis longtemps. Fini d’inventer pour sa personne, pour cette femme et de croire en l’amour qui dure, envolée la liberté. L’oasis s’est évaporée laissant place à un grand vide, comme le mirage du désert. La farandole de bois où se trouve sa fille ne l’enivre plus non plus, elle lui fait même tourner la tête. Lancinant manège, qui ouvre sur le vide abyssal de sa propre existence pour l’envoyer aux enfers. Elle a mal au cœur cette maman, celui qui fait vomir les maux et laisse des bleus à l’âme.