Jétais venu pour une formalité dans cette gendarmerie. À l’accoutumée il fallait attendre. Le planton m’invita à prendre un siège, et la patience dans la foulée. Il me fallut rejoindre ceux qui, comme moi, avaient reçu cette invite.

Regards suspicieux ou convenus, nous n’étions peut-être tous là que pour des raisons similaires et sans culpabilité. Il n’empêche, nous ne pouvions éviter de nous épier comme pour détecter un potentiel fauteur de troubles, allez savoir.

Si l’un d’entre nous pouvait du même coup remplir son rôle de citoyen et réveiller le héros qui sommeillait en lui, très profondément enfoui, pour se lever comme un seul homme en dénonçant le voleur ainsi démasqué. Dans cette gendarmerie et son couloir improvisé salle d’attente improbable, à n’en pas douter, tous ceux présents dans l’expectative de leurs rendez-vous n’étaient, forcément, que des marginaux au purgatoire.

Le temps, lui, avait fui depuis belle lurette, inquiet d’être aussi interpellé sans raison ; il a semblé s’arrêter sans prévenir, seul le bruit de deux doigts gourds frappant un clavier pour tenter d’élaborer quelconque rapport d’enquête, raisonnait dans la pièce d’à côté venant hanter notre attente, suspendus au bon vouloir de l’autorité locale.

Les ambiances comptent pour mille dans le ressenti d’une situation ou d’un fait. Toujours est-il que, plutôt que de se refermer, mes émotions étaient à fleur de peau, au paroxysme de leur niveau, prêtes à absorber n’importe quel événement.

Dans un tel endroit, sans littérature embarquée, on est vite démuni. Le regard flotte çà et là et s’accroche comme il peut, où il peut.

Vous étiez là, alignés en portraits, photos de piètre qualité. Ces images étaient sombres et peu avantageuses, imprimées sur des affichettes glacées comme l’atmosphère. Pourtant, contraste suprême, vous, vous étiez souriants, une sorte de pose pour départ de colonies de vacances estudiantines juillettistes, au fin fond de l’Ardèche ensoleillée. Où les parents ayant attendu de vos nouvelles, repartaient rassérénés de voir leur progéniture en posture détendue et joyeuse.

Vous étiez tous beaux et sembliez heureux de vivre. Cependant, tous sans exception, vous étiez déclarés disparus. Des dates figuraient sous vos portraits, indiquant le moment où vos proches s’étaient rendus à l’évidence que quelque chose clochait. Vous n’étiez pas rentrés en fin de journée de vos cours ou de chez vos copains. Vous étiez sérieux, sans grands soucis, alors rien ne collait dans cette absence subite. Ce n’était pas dans vos habitudes, vous n’aviez aucune raison apparente d’adopter un tel comportement.

Les prénoms et noms apparaissaient, certains à consonance étrangère. Mais, dans ces instants, il n’y a ni frontière, ni pays, juste des enfants ou des ados manquants.

Que vous est-il arrivé ? La question m’a frappé de plein fouet, sourde inquiétude d’un parent égoïstement sensible à ses propres peurs, ténues et non avouées. Étiez-vous décédés ? Aviez-vous croisé la mort, au détour d’une rue sans nom, parée des habits du dealer sans scrupules, sans repères et sans limites.

Tous ces êtres qui n’étaient en somme que des enfants manquants à l’appel de leurs parents désespérés. Enfants enlevés à leur paisible vie, ou moins jeunes fugueurs qu’une existence familiale morne n’avait pu retenir.

Impossible de le deviner, faute d’information, qui ne nous concernaient en rien, nous, êtres sans problème.

Qu’êtes-vous devenus ? Cette question oppressante et entêtante, sans réponse possible, tournait en boucle dans mon cerveau. Certains d’entre vous s’étaient évanouis depuis tellement de temps, que l’on ne pouvait imaginer la douleur et la peine de leurs proches. Visiblement aucune nouvelle n’avait pu être fournie. Ils restaient donc des inconnus placardés dans les gendarmeries de France et de Navarre, comme un appel de détresse avec pourtant, l’espoir qu’ils puissent être identifiés. Il était pourtant impossible de retenir vos noms à tous, ou tenter de se remémorer ne serait-ce un détail dans le but de reconnaître l’un d’entre vous. Illusoire gageure de croire cela possible. Etes-vous encore sur le territoire ?

Bien entendu, pour les parents, ce mince fil correspondait au désir de croire possible toute éventualité, puisse-t-elle tenir du miracle ; on pouvait le comprendre et à leur place en espérer tout autant.

Enfants anonymes qui n’êtes plus que des numéros sans intérêt, sous les yeux de nos insouciantes existences. Certains semblent collés au mur depuis des temps immémoriaux et rien ni personne ne viendra les en décrocher. Destins brisés, fracassés sans possibilités d’en recoller les morceaux.

Je n’ai pu réprimer un pincement au cœur, je ne vous connaissais nullement mais je voulais imaginer votre sort, votre solitude et sûrement votre douleur d’être soustraits à vos familles, pour vous rendre ainsi un brin de réalité.

Qu’êtes-vous devenus ? Vous souvenez-vous de vos anciennes vies ?

Une vague de mélancolie et de tristesse poignante a envahi ce couloir morne. Bien en deçà de celle de vos parents désoeuvrés, cloîtrés dans l’ignorance, muée en chagrin inconsolable.

Le jour où vous vous êtes envolés, vous n’étiez que des enfants, aujourd’hui qu’êtes-vous ?

Ici vous n’êtes que cette image polaroïd instantanée, froide et distante sur les murs de ce local borgne.

Tout en bas de l’affiche, au cas où, était inscrit en lettres majuscules : « MISSING CHILDREN », c’était aussi triste en anglais.