L’impatience me taraudait. À tel point que cela devenait totalement insoutenable. Je piaffais, je sentais mon heure approcher. Bientôt mon rôle allait devenir lumineux. J’allais être au centre des vies humaines. L’indispensable objet dont il est incommode de se passer. Celui que l’on ne voit pas, mais dont l’utilité jamais n’est remise en question, celui qui fait voir.

Je suis tendance ou old-fashion. « Design » comme aiment à me décrire les esbroufeurs des architectures modernes ou leurs succédanés de la communication urbaine. Il m’arrive, au gré des enveloppes budgétaires, de n’avoir aucun style, mon but primaire se suffisant à lui-même. Je suis pourtant au centre de toutes et tous.

J’existe parce que personne ne pourrait faire l’impasse de mon aura. La plupart du temps immobile, il m’arrive de tanguer sans ployer face au vent quels que soient sa force et son courroux. Rien ni personne ne m’impressionne et l’on ne se débarrasse pas de moi si facilement.

Ni la pluie ni le soleil n’ont de prise sur moi. Contrairement à vous pauvres mortels soumis aux lois de la nature environnante, si je rouille des intempéries ou me plie sous l’inconscience d’un automobiliste inattentif, s’enlaçant à mon corps avec affliction, ma vie, elle, ne tient pas au fil ténu de l’épée de Damoclès qui vous épie et dont vous transpirez mille inquiétudes.

Mon avantage sur vous est indéniable, je connais tout de vous. Je vous observe, je vois vos attitudes si différentes selon que le soleil vous éclaire ou que la nuit vous enveloppe de son châle inconnu pour vous terroriser pendant des heures.

Je sais vos craintes, vos souffrances ou vos futilités. Cette course effrénée à la vie, à l’instant qui passe ou au temps que vous croyez semer.

Il vous arrive de maugréer contre ma lumière blafarde, mais j’illumine votre chemin et ne perds pas ce qui vous tourmente. Je connais tout le monde, je vis toutes vos scènes et vos turpitudes. Car j’ai pour haute mission d’éclairer vos vies, à défaut de vos âmes qui en auraient pourtant le plus besoin.

Non seulement je balise votre parcours du halo indispensable à votre marche hésitante, mais vous vous servez de moi comme appui à votre malaise, à vos angoisses ou à votre bonheur.

Le clochard trouve en moi un soutien pratique, un dosseret pour son dos voûté de misère, perdu dans son monde aviné et personnel, étranger aux affres du monde et de ses pairs bipèdes qui le méprisent. Le désespéré se cramponne à moi pour éviter de sombrer dans sa détresse grandissante de jour en jour, se retient d’expier ses tourments et remords, trouvant en ma compagnie une raison de ne pas mourir sur le champ. Le fêtard s’empêche de tomber grâce à ma présence salutaire, mais pas d’expectorer à mes pieds, répandant la nauséabonde humeur de son âme nocturne en déshérence. Le joyeux gagnant au concours de la chance inattendue devient enfin riche de la monnaie factuelle, dont l’accroissement subit de son pouvoir d’achat réglera enfin ses tracas financiers. Il tournicote autour de moi pour danser comme un Fred Astaire fraîchement improvisé, éructant à la face des non-nantis sa béatitude prospère. Parfois c’est au moins par deux que je les contemple, hautain ou goguenard devant le théâtre qui m’est offert. Un jour, c’est un couple qui se déchire, oubliant de conserver pudeur et discrétion, donnant représentation devant les badauds ébahis. À ce moment-là, mon utilité consiste à former une barrière protectrice pour contrecarrer un drame plus physique. Je suis la mince frontière entre le bon sens et la non-violence, une ligne de démarcation qui n’empêche de s’agonir de mots, mais anticipe les dérapages manuels.

Une autre fois, ce sont deux amoureux qui baguenaudent à leurs amourettes, se servant de moi comme témoin de leur bonheur, jouant à cache-cache, légers et furtifs. Je suis le complice de leurs sentiments, promu cupidon affectif.

Souvent, aussi, hélas… Je… Hé là ! le clébard, pour tes besoins urinaires, va donc trouver un autre compagnon pylône, non mais !

Je ne suis, en fait, que le réceptacle de toutes vos peines, vos douleurs, vos joies ou vos amours. Pourtant vous m’ignorez, je ne compte guère pour vous. À peine si j’existe. J’ai une utilité unique et vous ne pouvez m’imaginer autrement.

Je n’existe que le temps de vous éclairer, de mettre en lumière les obstacles dont vous avez peur. La nuit n’est pas votre alliée. À l’inverse des animaux, votre métabolisme n’a pas été conçu pour évoluer en nocturne ; oiseaux diurnes, je suis votre béquille visuelle, indispensable pour mon office ; bien vite, mon existence vous est indifférente, une fois à l’abri de l’inconnu qui vous martyrise.

Vous vous accrochez à vos journées et à vos nuits dans l’espoir fugace et impossible que tout ceci dure toujours. Des adverbes comme « toujours »,« jamais », pour vous faire espérer le temps d’une croyance à votre immortalité.

Je me rends compte que cela ne sert à rien, doucement la mélancolie me gagne, il va être temps de m’éteindre et laisser vos yeux reprendre la maîtrise de vos tortueux parcours.

Je m’endors finalement au moment de votre éveil, un sommeil ponctuel empreint de cette ténébreuse tristesse qui m’envahit.

Je suis un réverbère, ressemblant à n’importe quel autre dans cette artère ou toute autre ville. Je suis le réverbère qui éclaire vos âmes et leurs ombres fuyantes et apeurées.