Que la campagne, aux couleurs harmonieuses, est belle à cette époque. Que l’air est doux et suave pour cette saison. Que les odeurs, pas encore éteintes par la rudesse du froid, sont émoustillantes pour mes narines, elles me font frémir de bonheur.
Cette ambiance arrive encore à chatouiller mon vieux corps endolori, flétri par le poids des années passées trop vite.
Que cette campagne est belle et splendide !
Flamboyante de mille cyan, dérivant en orange multiple et lumineux. Des feuilles de feu encore accrochées à leurs tiges, qui embrassent les arbres et embrasent toute cette vallée qui s’endort doucement à l’annonce du changement de temps.
C’est une invite aux déambulations bucoliques où l’on peut encore croire en la beauté du monde et à la vigueur de la vie.
Quant au matin ou au crépuscule de la journée, la brume enveloppe les arbres et nimbe la terre qui s’emplit de cette humidité salvatrice pour faire ressortir l’odeur de l’humus, c’est alors que surgit une douce mélancolie qui anesthésie mon cerveau et noie mes pupilles de larmes de bien-être.
A ce moment-ci, il n’existe plus grand-chose des tracas quotidien.
– Aaaalllleeezzzz LOOPS, presse-toi, allez vieux cabot.
– Elle est marrante elle. Elle est marrante. Et puis vieux cabot, non, mais.
Sur ce petit chemin, autrefois de halage, rendu aux promeneurs, ce pauvre Loops tangue. Son corps roule comme il peut. Surtout tant qu’il peut.
Empâté par le poids des ans et d’une nourriture trop riche pour lui, il est bouffi. Ce n’est pas le moindre de ces problèmes.
Bouffi, empâté et vieux.
Il ploie l’échine, sa tête et son regard sont constamment plongés vers le sol. Pour regarder autoru de lui, il lui faut rouler la tête de chaque côté. Le port altier d’antan a disparu.
– Aaaalllleeezzzz LOOPS, on est presque arrivé. Allez pépère.
– Menteuse ! Je sais parfaitement qu’on est pas « presque » arrivé. Y en a encore pour une tannée de la promenade.
J’ai mal à mes coussinets, mes jarrets distendus me font souffrir le martyre et j’entends mes os qui jouent aux osselets c’est l’enfer. J’ai plus le cuisseau agile moi. J’avance come je peux.
Et puis « pépère » oh un peu de retenu, on n’a pas élevé une portée ensemble.
Malgré son âge, Loops avait encore un fort joli poil soyeux d’un noir intense. Un noir vif et profond. Seul le poil était encore vif. Son esprit et son corps s’étiolaient doucement.
Bien que de petit volume et pas haut sur pattes, il fut un temps où ce noir, cette gueule noire inspirait la crainte et la méfiance.
Les enfants s’éloignaient prudemment et les adultes demeuraient sur le qui-vive au cas où. Au cas où il leur faudrait courir, sous un accès de colère qui le faisait bondir poitrail en avant.
Ce temps était révolu.
Il y avait bien longtemps qu’il n’avait de Loops que le nom. Plus de loop, de looping ou de petite pirouette. Il était désormais aussi bondissant qu’une limace.
Non il n’en était plus là, plus là du tout.
– Allleezzzz Loops, avance un peu vieux chien.
Il se traine, il roule, mais ne chavire pas encore.
– Quelle idée de me trimballer ainsi. Le petit jardinet de ma rombière suffit bien à mes besoins. J’ai la sortie modeste moi. Je me soulage et hop, enfin façon d’aboyer, je retourne cahin-caha sur mon petit tapis douillet. Ma couche juste à côté du machin qui brille, allumé tous les jours. Moi ça me va bien. En plus, en ce moment elle a allumé le truc qui crépite et qui fait chaud partout dans le corps. Une chaleur douce et enivrante, j’en ronronnerais presque. Enfin c’est une boutade, il ne faut tout de même pas exagérer.
Et elle qui trottine emmitouflée dans sa doudoune, avec…
– AAALLLEEEEZZZ, mais tu es infernal vieux trainard.
– Je t’en ficherai du « vieux trainard ». Ah si je ne me retenais pas… je crois que je lui planterai un croc dans la jugulaire… enfin, non je ne planterai rien nulle part à mon âge, en plus il manquerait plus que mon croc lui reste dans la chair à cette vieille carne.
Elle est drôle elle, on voit bien que ce n’est pas elle qui est percluse de rhumatismes et de douleurs. Ça me fait un mal de… chien, voilà tout, Arf.
Il était touchant de l’extérieur, ce vieux couple d’êtres, un peu, vivant.
Lui, le chien éreinté, se trainant comme il pouvait. Elle, cette femme donnant le change, se baladant comme si sa vie en dépendait. Sortir pour éviter de sombrer. Marcher pour rester en vie.
Longtemps, l’un avait poussé l’autre à ne jamais renoncer. Une union sacrée pour vivre. Désormais le poids de l’âge les séparait. Lui sans vraiment s’en rendre compte ni en avoir le choix.
Elle s’accrochant à sa bouée de poils satinée comme à son kit de survie. Il était son but auquel elle ne pouvait déroger.
Dans la douceur automnale entre champs et forêt, ils ne détonnaient guère. L’été et le printemps les avaient tous quittés. Les feuilles gisaient à terre, glissantes, écrasées.
– Allleeezzz, vieux toutou presse un peu.
– Mais quelle plaie, celle-ci, quelle plaie. Jamais elle ne me lâchera la patte. Je dois sortir quand elle veut, manger quand elle a faim, pisser si elle le décide. Heureusement, il y a bien que dans le sommeil que l’on s’accorde. Devant son image lumineuse, mis à part que ça hurle, là au moins elle me fiche une paix royale. Elle dort et me laisse dormir. Parfait.
Et va falloir qu’elle cesse avec son « vieux toutou », elle me bassine, nom d’un chien.
– Loooppsss avance mon vieux soit mignon, mon pépère.
– La totale en une phrase, c’est la queue du Mickey. Pourquoi on ne m’a pas donné la parole. Je t’en ficherai des « mon vieux ». Je ne sais pas son âge, je ne sais pas et ça m’est égal, mais elle a pas de quoi fanfaronner. Ce n’est toute de même pas une perdrix de l’année.
Sur ce chemin étroit, le petit tonneau de poil roulait comme il pouvait, harassé par la promenade que seuls ces poumons étaient en mesure d’apprécier. Fourbu, il n’était plus en capacité de profiter de ce que la nature avait à lui offrir. Ces senteurs prodigieuses qui n’étaient plus que souvenirs, n’atteignaient que rarement son museau et restaient bloquées sans se diffuser dans son corps et insuffler un peu de vie à son cœur.
Cette promenade n’était même plus digestive, car toute sa tuyauterie fonctionnait au ralenti. Elle était à l’image de son propriétaire. Autant ne pas la bousculer.
Alors, une petite vie paisible dans la maison lui allait mieux. Pour le coup, une vie pépère comme elle l’aimait l’appeler. Et là on pouvait être raccord.
Pépère d’accord, mais en intérieur, un pépère d’intérieur. Voilà ce qu’il était devenu avec le temps. Un chien d’intérieur. Comme il y a des plantes d’intérieur, des lampes d’intérieur, des habits d’intérieur. Voilà il était ça. Ça et rien d’autre.
Ce couple déambulatoire finit par rentrer, comme à chaque fois. On croyait toujours qu’ils n’y arriveraient pas. Fort heureusement, ce n’était qu’un jeu entre eux deux.
Bien sûr qu’ils rentraient. Elle pour ne pas manquer son jeu télévisé, lui pour retrouver son coin douillet où, roulait en boule, il se laissait bercer en émettant de temps à autre des petits grognements comme s’il courait après un chat pour lui faire son sort, lui qui jamais, ô grand jamais, n’avait coursé le moindre félin de toute sa vie. Elle, de l’entendre geindre, ça l’a rassuré et la faisait pouffer de rire devant l’écran scintillant. Il y avait parfois quelques flatulences inopportunes, quand on vous dit qu’il n’avait plus les intestins de sa jeunesse.
Au petit matin de ce mois de novembre, elle arriva dans la pièce sous le coup de l’heure où la brume se dissipe pour laisser la place aux couleurs d’un été indien européen. Avec sa bonhommie coutumière, elle lança un petit « hello mon chien » jovial. L’absence de réponse et surtout de mouvement la fit s’approcher, se pencher pour caresser la boule de poil restait lovée dans son coin. Elle susurra une dernière fois son nom.
Il ne bouge plus. Il est comme les feuilles d’automne, Loops.