Il ouvre le parcours, juste ce qu’il faut, mais ce n’est pas lui l’explorateur. Il serait plutôt le Sherpa de l’aventurier tassé dans le fauteuil de l’autre côté de la table basse. Lui est certes le passeur, mais un porteur instruit et sage qui compense avec cette âme erratique qui se prépare à vomir sa bouillie. Le flot de bile mentale a du mal à sortir, quand il y parvient, l’être qui lui fait face devient intarissable. Il n’a rien d’un aventurier d’ailleurs, ou d’un aventurier d’une arche perdue parmi d’autres.
Ici, il n’y a jamais d’aventuriers de quelconques arches ou alors elles sont seulement perdues, totalement égarées, de pauvres arches individuelles qui flotteraient à la dérive, les unes après les autres sans but, déviant au gré du courant du fleuve. De temps à autre, l’une d’entre elles sombre, coulant à pic, parce que l’on ne peut tout le temps sauver ce genre de rafiot rafistolé.
Assis-là, dans cette ambiance feutrée, volontairement tamisée, le passeur est le témoin conscient et avisé. Tous les jours, des esprits chamboulés, il en voit passer. Des grands, des petits, des femmes, des hommes, des gagnants, des perdants, des beaux, des moches, des étroits, des larges, des jeunes, des vieux, des volontaristes, des velléitaires, avec ce point commun d’être tous cabossés, torturés, ne sachant pas trop comment se sortir de la fange dans laquelle ils croupissent.
Il les voit, tous ses naufragés, tenter de remonter à la surface, agitant leurs membres par la pensée, faisant des moulinets inutiles qui empirent la situation, pensant qu’ils pourraient rallier la berge, sains et saufs. Quand d’autres choisissent de se hisser sur l’embarcation vagabonde de leur propre vie vide, un bateau fantôme, un bateau ivre. Beaucoup sont ceux qui cherchent un sens à la vie, plus sûrement le sens de leur propre existence. L’ont-ils finalement trouvé ce sens ? Pour la plupart, c’est au mieux, un sens giratoire au pire, un sens unique à moins que ce ne soit qu’une impasse.
Ces âmes incandescentes en souffrances ne parlent que de malheur, d’ennui, de douleur, de mental défaillant, d’instabilité. Ils ne parlent que de ça et guère d’autre chose. Ce n’est pas leur faute, ils n’en ont pas la capacité. C’est assez handicapant pour eux tout ce mal être dont ils ne savent comment vivre avec. S’en accommoder et faire comme si rien n’existait ? Hurler à tout rompre, crier tout le désespoir dont ils sont emplis ? Il n’y a pas de réelle solution à dire vrai. C’est un handicap dont on ne se débarrasse pas si aisément. Un handicap à la vie, à la mort.
Certains ont conscience qu’ils pleurnichent sans discontinuer, mais comment faire autrement ? Pleurer leur ferait le plus grand bien, ils le voudraient tellement. Ils n’en sont simplement pas capables. Ils sont des coincés émotionnels. Hypersensibles – peut-être – mais leurs larmes restent intérieures en les noyant chaque jour un peu plus. Ils s’émeuvent de tout, sans rien contrôler, mais sont inhibés, bloqués, écrasés. Le passeur tentera bien de leur expliquer qu’il n’y a pas à culpabiliser, accepter ce que l’on est, tel que l’on est. Eux, ils continuent de clamer que la vie ne vaut rien, secrètement ils croient quand même que rien ne vaut la vie.
Il n’y a pas de hiérarchie dans le malheur à chacun le sien, petit ou grand. Quand il n’y a pas les armes pour lutter, chacun se débat comme il peut, maladroitement, inefficacement. Quand manquent les outils psychologiques, mentaux, voire intellectuels, c’est quasi peine perdue. On s’égare sur les chemins de traverse fatigués, apeurés, désorientés. Perclus de névroses toutes différentes, s’ils savaient s’en défaire seuls, ils ne seraient pas ici. Les codes sociétaux qu’ils ne maîtrisent pas ou ne possèdent que trop peu, leurs sont compliqués à décrypter. Ils sont absorbés, aspirés par le bruit du monde qu’ils n’assimilent pas bien. Ils vivent en marge de cet univers, parfois funambule donnant le change, parfois déambulant à côté des gens qu’ils côtoient.
Désespérément, ils cherchent une béquille pour moins mal se tenir. C’est une illusion qui a parfois son utilité. Lui, le porteur habille chacun des espoirs perdus ou enfouis si profondément. Toutefois, sans mot dire, sans presque sourciller. Le capitaine du navire abandonné, un simple voyeur sans boussole ? Où a-t-il donc rangé la bouée de sauvetage en haute mer ? En avait-il assez de toute manière ? Ils étaient si nombreux à pleurer sur les vertiges de leurs angoisses et du temps qui passe. Avait-il le brevet estampillé multisecouriste pour chaque cas qu’il peut rencontrer ?
Et Lui, qui le sauverait ? Ses compétences ? Ses années de pratique et d’étude à décortiquer sans être anéanti et pollué ? Ou un éternel optimisme et une foi inébranlable en l’être pas si humain. Et lui ? Allait-il devenir fou à tous les écouter ? À les entendre déverser leur torrent de névroses, d’anxiété, d’angoisses, de schizophrénie. La neurasthénie le guette à tout moment au coin des consciences fracassées et leur cohorte de déprimes mortifères. Les suicidés du bonheur et du mal-être qui se refusent à regarder une version positive de leur vie et ceux avalés par le néant qui d’un seul coup se fourvoient on ne sait trop pourquoi et on ne sait où. Quand leur cerveau a décidé de partir en vacances longue durée, pour ne plus jamais revenir. Est-ce que l’on soigne les soignants ? Ceux qui chaque jour écoutent et entendent les maux.
Après tout, être assis-là, à les fixer sans trop en dire, n’est-ce pas une forme de distance indispensable, efficace, protectrice ? Éviter l’empathie pour ne pas tomber dans le piège et être entraîné avec celui, qui en face, vous exprime le monde infernal dans lequel il se morfond, dans lequel il s’étiole. Ne pas se laisser happer par leur subconscient morbide d’où l’on ne revient jamais totalement indemne. Et lui ? Était-il malade ? Las de ne cesser d’entendre tous les chagrins du monde, les petits et les grands, les graves et les bénins. Les réels et ceux inventés pour se donner une raison de vivre, de désespérer, d’affabuler par des clowns en mal de reconnaissance.
Dans ce confessionnal des âmes en détresse, rester impassible, demeurer le technicien que l’on prétend être et éviter la surenchère qui propose à l’autre de s’épancher encore un peu plus et s’apitoyer sur lui-même comme s’il était seul au monde, tout juste guidé par un être sans contour. Ostensiblement pourtant, il les écoute se répandre, chialer, rire. Il les regarde lancer une bouteille sans la mer. Une bouteille même pas étanche, pas fermée. Il les voit plonger, tenter de revenir vers lui, essayer de respirer pour ne pas mourir, étouffer de leurs afflictions.
Puis, lentement, il les voit s’écraser sous le poids de leurs affres. La poitrine contrite, les épaules rentrées. Des pénitents du déséquilibre.
Assis-là, à les observer, le regard fixe, comme figé. Avare de ses mots et disert en paroles, en a-t-il soigné ? En a-t-il sauvé ? Est-il là pour cela ? Il ne le dira jamais, il balise, accompagne sur le sentier personnel. Une route, où la végétation est touffue, dense. Des contrées envahies par une forêt abandonnée, potentiellement dangereuse pour son résident. Il défriche à la machette, la voie obstruée sans garantie de réussite. Il en a vu passer des cabossés, le docteur des âmes.