Est-ce par hasard que je tombai sur ce couple ?

Est-ce par hasard que je découvris ces deux êtres langoureusement allongés, entrelacés.

Je n’étais ni archéologue ni anthropologue. Non, rien de tout ça. Pourtant j’exhumais bien deux squelettes aux yeux du monde ébahis.

Ces deux là, obligeaient ma curiosité et imposaient des réponses qui probablement ne viendraient jamais.

Un jour, on ne sait quand, ils avaient emporté leur secret, sans que personne ne puisse le savoir. Un mystère de plus dans un monde qui ne l’était pas moins. Qui serait en mesure de le percer et le mettre à jour, moi ?

À bien y songer pourquoi faire ? Pourquoi ne pas laisser en paix ces deux âmes qui ne demandent plus rien à personne ?

Elles sont là, allongées, se font face, enchevêtrées. Elles se murmuraient des mots d’amour et d’un seul coup furent emportées par le souffle de la mort.

On peut tout imaginer, on peut tout supposer. D’ailleurs, sur ce couple, leur état n’indique rien, avant des analyses froides et cartésiennes. Pourquoi y voir un homme et une femme ? Pourquoi ne pas croire en deux femmes ou deux hommes ? Pour autant, l’amour n’en serait pas altéré, n’est-ce pas ?

Ce pourrait tout aussi bien être un parent et son enfant. Je rejette cette hypothèse. Par manque de rationalité ? Non, simplement parce que je n’en ai pas envie. J’ai envie de croire à une autre histoire, plus romantique, je me l’avoue intérieurement.

Est-ce réellement un couple ? Pourquoi pas des amants ? Des amants craintifs, cachés à l’abri des regards et du courroux de leurs proches respectifs. Ou tout simplement, deux amoureux non engagés qui se découvrent, apprennent à s’apprendre, à se comprendre, à se connaître… à s’aimer.

Deux personnages joliment posés. Avaient-ils fini un ébat charnel torride ? Les corps encore chauds de cet échange, recroquevillés, leurs esprits envahis des derniers effluves. Échangeant des mots suaves, tout juste chuchoter et attendre de se laisser gagner par une doucereuse fatigue. Leurs deux corps forment une bulle impénétrable. Interdisant l’entrée à quiconque. Si le monde ne leur appartient plus, le temps, leur temps, oui. J’en deviens jaloux de leur alcôve amoureuse.

Je les entends se parler.

« Je te regarderai toujours mon amour.

Tu me regarderas toujours mon amour.

Au-dessus de nous, ceux qui nous observent ne nous comprennent pas.

Il y a des jours, il y a des siècles, nous nous sommes aimés comme personne ne sera chéri.

Nous avons fini notre destinée, tendrement enlacée. La mort ni le temps n’ont pu nous dissocier.

Nous sommes un défi à l’histoire de ce qui n’est plus.

Nous sommes devenus éternels, mon amour.

Nous avons gravé notre empreinte dans le sol.

Elle témoigne de ce que personne n’aura pu vivre à notre place.

Tu me regardes mon amour et tu me dis m’aimer

Je te regarde mon amour et je te dis t’aimer

Ainsi toi et moi, l’un contre l’autre, lovés, nos deux squelettes continuent de s’aimer. »

Je les regarde, hypnotisé. Une vie sacrée existe entre eux. Le corps de droite est légèrement plus grand, et lui confère une courte tête de plus. Ainsi son regard et sa posture forment une position de protection à l’égard de son conjoint. Une tendre bienveillance.

Me voilà de nouveau englué dans mes certitudes. Conjointe, conjointe, elle – il. Qu’importe.

Est-il besoin de percer ce mystère de l’identité des corps allongés ? Je n’en suis plus si sûr. Le plus important dans mon esprit est de découvrir leur intime histoire et ce qu’ils faisaient. Également ce qui leur est arrivé à ce moment précis où il ne semblait ne faire qu’un.

Mon esprit fertile commençait à se perdre dans les contrées lointaines d’une imagination prolifique.

Cela me plaisait de penser que Roméo et Juliette furent pendant quelques minutes, heureux, vraiment heureux. Heureux de s’appartenir, de ne compter que l’un pour l’autre. Que leurs cœurs après avoir battu la chamade étaient à l’unisson de l’harmonie ! Durant leur étreinte, personne n’est parvenu à les déranger, les laissant croire à ces moments fusionnels la possibilité d’une éternité d’un bonheur offert en partage. Finalement, même la mort n’a pas pu les troubler. Ils ne s’en sont pas rendu compte et ont disparu, radieux, unis.

Les détails de leur proximité me viennent à l’évidence. C’est un amour captivant que je vois, là. À les scruter de plus près, leurs corps forment un cœur. Leur dernier message à l’humanité sans révolte. Dans les détails on comprend leur amour absolu et passionnel, ils avaient besoin de ne faire qu’un seul corps, ils ont croisé leurs jambes les unes sur les autres, pour être sûrs de se toucher, à se sentir et s’abandonner l’un à l’autre.

L’un des deux a passé ses bras autour de l’épaule de son amour tandis que l’autre lui caressait le cou, délicatement avec le bout des doigts.

À n’en pas douter, même le temps s’est arrêté devant ce splendide spectacle. Touché par cette belle scène, il a alors décidé de ne pas les déranger, mais les a fossilisés. Ils sont beaux.

Si le temps n’a pas osé les importuner, qui l’a fait ? Pourquoi leur refuser ce bonheur ? Pour deux personnes à l’union illégitime ?

Ils me captivent dans leur beauté osseuse. Deux êtres forts, puissants par l’amour qu’ils se proposent.

Ils sont beaux et je les envie. Je voudrais l’espace d’un temps, leur vie. L’espace de quelques minutes de leur histoire dévorante ou sulfureuse.

Je voudrais être étendu là, à la place d’un des deux, et regarder mon amour, y croire, brûler de toutes les émotions disponibles, parce que mon âme est brûlante. Convoquer la tendresse, la foudre et le feu. Je rêverai de pouvoir poser mon bras sur son épaule gracile ou parcourir son cou frêle avec mes doigts et sentir son épiderme frémir de plaisir. Sentir l’incandescence de son âme et la douceur de sa peau.

Moi aussi je m’abandonnerai, ivre de bonheur, repu de jouissance.

Je voudrais être lui, elle. Moi non plus je ne la laisserai pas partir, et resterai lové contre son corps certain de suspendre toute temporalité. Si l’amour ne dure pas toujours, il faut alors sans conteste en profiter jusqu’à l’impossible. Braver les convenances et les tabous. S’échouer l’un avec l’autre ; croire en cette union illicite. Se laisser guider sans penser, sans états d’âme vers les abymes du désir.

Moi aussi je lui dirai tout ceci, et bien plus encore.

Il y a pourtant un élément anachronique à la scène que je veux voir. Un objet qui n’a pas sa place dans mon histoire tissée.

Posé entre la jambe du plus grand, un couteau gît, lui aussi. Que vient-il troubler mes deux tourtereaux ? La mort aurait-elle voulu se venger de n’avoir pu être remarquée en laissant l’arme de son méfait ?

Cette lame les a-t-elle transpercées l’un après l’autre, ou dans le même instant sans leur laisser une seule chance. Ils se sont éteints ensemble.

Se pourrait-il qu’ils se soient donné la mort, pour échapper à la justice des hommes, refusant d’être séparés ? Ne pouvant vivre l’un sans l’autre. Il n’y avait nul avenir possible sans la présence de son aimé. Il existe des milliers de Juliette et Roméo. Des milliers de Juliette et Juliette ou de Roméo et Roméo. Des milliers, que Cupidon a attrapés, envoûtés et convertis à son chant.

Il les avait attirés dans ses filets et ces deux-là s’en sont donné à cœur joie, à cœur ouvert, à cœur battant.

La réalité a avalé le mythe.

Est-ce pour cela que le cheminement dans mon esprit me laisse croire à un couple illégitime, victime d’un assassinat passionnel ?

Est-ce pour cela que je demeure interdit devant ces deux êtres magnifiés ? Interdit dans ma posture, fasciné par ce qui s’est joué ou a pu se jouer, une nuit, un jour.

Aimanté par l’esthétique de ce que je veux qu’il se soit passé. Il ne m’importe pas, ou peu, de connaître qui ils sont. Il m’importe de croire à leur scénario.

Je ne suis ni archéologue ni anthropologue… Intérieurement, le vacarme de mes pensées m’a isolé du monde ambiant, bruyant, frénétique.

– Monsieur, Monsieur !… MONSIEUR, s’il vous plaît, vous ne pouvez pas rester là. Merci de votre découverte et pour nous avoir prévenus. Maintenant, il faut partir, insista un type en bleu qui me sortit de mon histoire.

Je n’entendis que des bribes de mots laissant mes amoureux transis

– Inspecteur, nous avons fini les relevés anthropométriques, fait les photos et relevé tous les indices possibles. On peut enlever les deux macchabées ?