85. C’est son âge. 85 printemps, comme elle aime en rire.

85 Printemps, parce que c’est joli, le printemps. C’est optimiste comme saison. On sort des frimas hivernaux avant de s’engouffrer dans la fournaise estivale.

Ce sont des senteurs si différentes. On découvre la nature en éveil. Le soleil invite les bourgeons à exister, les fleurs à se révéler avant de les écraser. Les parfums prennent tous leurs essences. Le printemps on sort de chez soi, on rencontre du monde, il fait moins froid aussi.

Le printemps c’est sa saison préférée, celle de la renaissance.

Pour toutes ces raisons et bien d’autres, elle définit son âge à cette saison, 85 printemps, la p’tite vieille.

La p’tite vieille, c’est ainsi qu’on l’appelle au village. Elle en eut des surnoms au cours de sa vie. Des « mon amour », « mon ange », « ma petite fleur », plus tard « mamy », etc.

Finalement, elle aime bien le qualificatif de « P’tite vieille ». Elle n’y voit aucune marque de sarcasme ou de méchanceté. Seulement de l’affection empreinte de sagesse. Ça lui correspond bien.

Elle sait déceler de la tendresse chez les gens. Elle voit dans les yeux des individus, leur vraie nature. Parce qu’elle sait lire dans le cœur des hommes qui se reflètent dans leurs regards. Alors, elle n’est pas vexée la p’tite vieille tant elle connaît la nature des hommes.

Elle est bien plus qu’une mascotte dans son village. C’est futile une mascotte. Non, c’est un emblème. L’âme du bourg. Elle y est née, y a vécu, travaillée, maintenant elle profite des jours heureux de sa retraite paisible. Tous, notables en tête, ne manquent jamais de lui témoigner le respect qu’elle impose naturellement.

Elle est toute ronde la p’tite vieille. De la tête aux pieds. Même ses cheveux, encore naturellement bouclés forment une belle petite boule poivre et sel du plus bel effet. Bien entendu, elle est – un peu – voutée par le poids de 85 saisons accumulé. Elle ne trottine plus comme avant. Elle déambule à son rythme, aidée par une canne spécialement sculptée pour elle. À son extrémité, un pommeau tout rond, une rose encore enserrée par ses feuilles, prête à éclore et s’ouvrir à la vie comme un symbole.

C’est qu’elle est coquette la p’tite vieille. Toujours bien vêtue, prenant soin de la concordance des couleurs, quelle que soit la saison ou l’occasion. Depuis son plus jeune âge, elle y met de l’application et du raffinement. Toujours en rapport avec ses années pour ne pas paraître trop ou pas assez.

C’est surtout dans les accessoires que se nichent les détails. Le pommeau de sa canne, un petit bijou discret, un foulard délicatement posé sur les épaules. Enfin, l’ultime précision que vos narines perçoivent en la dépassant c’est la petite pointe d’eau parfum. Une légère brise olfactive délicate pas capiteuse encore moins surannée pour souligner son élégance soignée.

C’est primordial la petite touche qui accompagne la tenue. C’est ce qui fera la différence visible pour tous. Elle ne s’affiche pas pour les autres, jamais. Elle le fait pour elle. Une gymnastique autant psychologique qu’intellectuelle. Un entrainement pour garder la forme mentale et se sentir belle.

Ô, elle ne lutte nullement contre tous ses printemps, elle n’a pas besoin de cela, elle aime simplement être apprêtée. C’est une liberté de penser et d’agir qui l’a toujours guidée.

C’est pour cela qu’on l’a trouve attachante, respectée de tous, de 3 à 103 ans. Elle dégage cette aura que l’on ne vient pas contredire. Une douce assurance que l’on ne cherche pas à contrarier. Attention, on ne lui fait pas l’aumône compassionnelle, surtout pas. On l’aime ou on l’apprécie pour ce qu’elle est, pour ce qu’elle renvoie, tout simplement. Pour ce qu’elle a vécu et entrepris aussi. Elle, jamais avare d’un conseil ou d’une suggestion, sans préjugé, sans arrière-pensée, sans jugement de valeur et surtout sans attendre aucun retour. Elle est de celle que l’on ne contredit pas. Sa parole compte, agrémentée de raison et de bon sens. On peut tout lui confier, tout lui dire, sans crainte d’être déconsidéré et sans appréhension que ce soit répété. Elle ne fait aucun commentaire ou admonestation.

Simplement, pose une ou deux questions, invitation à réfléchir et prendre conscience du problème et des solutions possibles pour le régler. Elle se contente de ce rôle et ne dépasse jamais la limite.

Quelque temps après, elle ne manque jamais de s’enquérir de l’évolution du sujet, du chemin entrepris et du bien-être de la personne concernée. Jamais elle ne revient sur votre souci, sauf à le lui demander.

Depuis plus de 6 printemps, elle vit seule. Son mari s’en était allé, une nuit, sans crier gare. Comme elle, homme tranquille et apaisé, il ne faisait jamais d’histoire. Un soir, ils se sont endormis, sereins. Au petit matin, seule la p’tite vieille a repris le cours de sa vie, lui avait tiré sa révérence, sans bruit, sans déranger.

Bien sûr, elle en fut très triste, longtemps ce sentiment lui pesa. Elle aimait cet homme qui le lui rendait. Il y avait une osmose entre ces deux êtres, d’allure tranquille et calme, bien que sous son visage angélique, elle dissimulait une âme coquine.

Ses souvenirs n’appartiennent qu’à elle. Elle refusait de les partager autrement qu’avec son complice de bonhomme.

Alors oui, le chagrin l’a beaucoup affecté, beaucoup. Ils avaient été tellement heureux ensemble. Un jour, elle ne sait trop où elle a entendu un auteur pérorer que les gens heureux n’ont pas d’histoire. Celui-ci n’avait jamais dû connaître le bonheur ni l’amour pour dire une telle ineptie.

Parce qu’elle avait été heureuse avec un tas d’histoires en mémoire.

Elle a enfoui sa souffrance refusant de s’en laisser compter et de sombrer dans la mélancolie. Elle poursuivit son chemin de vie, à sa façon, sans se plaindre, sans rechigner. Parce que c’est ainsi que l’on vit.

Faut-il que les histoires soient compliquées pour en faire de grands bonheurs ? Elle croit plutôt que c’est la somme des petits instants de joies additionnées qui participent à la belle histoire. Elle vit sans nostalgie, avec ses souvenirs, son passé en allant toujours de l’avant. L’essentiel demeure à ne jamais se laisser gagner par l’ennui.

Elle n’en a pas le loisir. Entre l’entretien quotidien et minutieux de sa maisonnette, les courses, la cuisine qu’elle fait avec dextérité et passion, mijotant des petits plats, d’abord pour elle – charité bien ordonnée… – mais en grande quantité, qu’elle congèle pour satisfaire le palais de ses enfants et petits-enfants qui viennent de temps à autre. Les voir se régaler participe à son plaisir.

Il y a également les sorties aux musées, aux spectacles ou au cinéma, elle n’a presque aucune minute libre.

Cerise sur le gâteau, chaque jour son créneau favori reste sa promenade entre forêt et chemin vicinaux. Il faut qu’il pleuve des hallebardes pour l’empêcher de faire son petit tour. Ça la maintient en bonne santé la p’tite vieille. Chaudement couverte, si besoin, canne en main, chaussée de bottines élégantes, mais confortables pour la marche, elle trace sa route.

Si vous la rencontrez, elle vous salue toujours la première, d’un doux bonjour qui appelle une réponse au-delà de la banale civilité, mais vos chemins ne font que se croiser, car elle continue sa route et vous la vôtre.

Il est important qu’elle arrive au bon moment, pour la bonne lumière à son endroit de prédilection. Immanquablement, elle vient observer les vignes. Là, elle fait une halte pour contempler les lignes courbes pourtant parfaitement alignées des pieds de vigne qui remontent vers le vallon. Ces ondulations entre mouvement et immobilisme lui procurent des sensations particulières. Le sang de la vigne et la terre nourricière, c’est la vie qui coule ici. Elle qui ne refuse jamais un petit verre de rouge de préférence. Elle aime le gout du nectar qui inonde son palais, se répand dans tout son corps pour ensuite alimenter ses veines et son propre sang. Seulement un par jour, le midi, il faut savoir être raisonnable. C’est le secret d’une posologie efficace.

Elle se tient debout face aux plants, dans un silence à peine troublé par le chant des oiseaux. Elle respire à pleins poumons pour aspirer la force de l’air qui puisse lui prêter vie encore pour de nombreux printemps. Cette beauté lui suffit amplement.

Après quelques minutes de quiétude, revigorée, elle reprend son chemin pour rentrer chez elle où l’attendent un roman et une tasse de thé. Jamais elle n’aurait sacrifié à ce rituel. Elle sourit en coin à cette évocation. C’est drôle ce que les gens peuvent avoir peur de leurs habitudes. Peur d’en être esclave. Alors qu’il suffit de conserver ce qui vous fait du bien et la multitude de petites satisfactions qui essaime les journées. La modération est une vertu qui se perd.

À la vitesse de la lumière, nous avions traversé le printemps, l’été et l’automne. Par un après-midi froid, qui l’avait un peu surprise, elle ne sacrifia pas à sa coutume, parfaitement vêtue, elle entreprit sa sortie journalière. Elle ne dérogea évidemment pas à son arrêt face à l’arpent de vigne dont le sommet des sarments était recouvert d’une fine pellicule de givre que le soleil n’avait pas pu effacer. Cette vision un peu mirifique l’a ravi. On avait l’impression, vue d’en bas où elle se trouvait, d’une piste de ski. Elle se rappela la grande et mythique piste de Garmisch-Partenkirchen qu’elle avait dévalé avec son mari. Une drôle association d’idées que celles-ci. C’était une autre histoire. La nature vous renvoie toujours à de beaux moments quand on sait les recevoir. Elle était ainsi la p’tite vieille.

Elle resta là, un moment immobile, traversée par la beauté de la vision présente et celle passée de ses vacances allemandes. Saisie par le froid mordant, elle décida qu’il était temps de rentrer retrouver son roman enrichi d’une tasse de thé. Elle s’en délecta par avance. C’est beau et doux la vie, même à plus de 85 printemps.

De retour chez elle, le thé préparé, elle l’embellit d’un petit gâteau pour éteindre sa gourmandise. Elle s’assit confortablement et entama son roman policier, en sirotant sa boisson aromatique. Il n’y avait aucun bruit, rien qui ne puisse la perturber, tout était tranquille et en paix. Une belle journée anodine bien utilisée pensa-t-elle, un sourire de félicité aux lèvres avant de s’assoupir gracieusement. Le roman tomba à ses pieds, sans tapage ne voulant pas troubler son sommeil.

Dans cette maison, le temps touchait à sa fin. La p’tite vielle ne se réveilla pas. Elle avait 85 printemps et une journée d’hiver.

Les gens heureux ont une histoire, qu’ils gardent pour eux.