FFF… FFF… FFF… FFF…
Nous courons, nous courons, nous courons. Nous ne nous arrêtons jamais de courir. C’est de la folie. Nous courons. Je ne sais pas après quoi ou après qui, mais nous courons. Qu’est-ce qu’on court. Je ne sais ni pourquoi ni où et encore moins à quoi ça sert. Mais qu’est-ce que nous courons.
Tous les jours, nous faisons ça durant des minutes et des minutes. Je ne calcule pas, je n’ai pas la notion réelle du temps, je ne m’en rends pas compte. En plus, je ne sais pas compter. Donc, nous courons tous les jours. Ça, je le sais. Enfin, il me semble. Parce qu’il fait jour, donc nous courons. Ensuite, c’est la nuit puis de nouveau le jour, et hop, nous courons !
Pour moi c’est pourtant assez simple et ça pourrait être même divin, sans lui et son obsession pour la course à pied. Je dors, je me réveille, je mange, je bois, je m’amuse un peu, je sors pour satisfaire mes besoins naturels et humer l’air ambiant, je batifole, je rentre, je mange, je bois, je dors, je… bref, vous avez compris le principe. C’est comme ça ma vie. Enfin, ce ne devrait être que ça. Hélas, mille fois hélas, mon maître en décide – un peu – autrement. Je suis dépendant de lui.
Oui, parce que je suis ce que l’on appelle plus communément un clébard. De belle taille, certes, mais un cleps quand même. Alors forcément, je m’en remets au bon vouloir de mon maître, le patron de mes journées et de mes (non) envies. La sienne à lui c’est courir. Et ça… Je le sais, parce que… qu’est-ce que nous courons !
– FFF… FFF… FFF…FFF…
Tous les jours, ou ce qui y ressemble, même, parfois, quand on ne voit plus grand-chose. Il faut qu’il coure. C’est un rituel journalier pour lui. La plupart du temps au lever. Je suis peinard, roulé en boule, et le voilà qui déboule, surexcité. Il frappe dans ses mains, me frotte la couenne en éructant.
– Oh ça c’est mon chien, un bon chien-chien.
Vas-y qu’il me frotte les poils de la tête au croupion, de haut en bas et de bas en haut. Ça peut durer. Ensuite, il passe à la cuisine. Il n’omet jamais de remplir mes deux gamelles, je ne peux rien lui reprocher de ce côté-là. Soyons objectifs. Lui, il se prépare sa bouffe. Copieuse, roborative. Il chantonne, ensuite va dans un truc où j’entends couler de l’eau, pendant un certain laps de temps. Puis, il reste assis avec un autre truc dans les mains assez grand qui fait du bruit quand il le pli ou le tourne. De temps à autre, il s’esclaffe, « ha ! les cons » ou « ppfff » ou encore, « ça à l’air d’être bien je vais aller le voir ce spectacle » ou pleins d’autres mots que je ne comprends pas. Et, d’un seul coup d’un seul, il se lève quasi en transe en hurlant
– ALLEZ MON PÉPÈRE (oui, oui c’est moi) ON Y VA ! ALLEZ MON CHIEN C’EST PARTI !
C’est un petit peu ridicule, mais bon il est joyeux. Alors… On y va ! Il est habillé d’un vêtement ultra moulant, c’est d’un goût un peu particulier. Il remplit une grosse gourde plate qu’il fixe dans son dos, dans une sorte de sac. Il attache ses chaussures qui me piquent les yeux tellement les couleurs sont criardes. Sautille sur place, me siffle – ça il aime bien, ça lui donne de la puissance. Évidemment, j’accours, que voulez-vous que je fasse d’autre ? Je remue la queue parce que je suis content et qu’il sera heureux de me voir content. Et moi j’aime bien être content. Bon, je le serais moins par la suite, l’enfer va commencer. Mais que voulez-vous que j’y fasse, je suis un cleps. Ha si ! J’aboie aussi en lui sautant dessus. Je fais comme lui.
– OH il aime ça, hein, mon bon gros chien. Hein, il aime ça.
Vous voyez qu’il est satisfait, et au passage, non « j’aime pas ça ! ». Il lui en faut peu en plus. Et là, HOP ! C’est parti (mon kiki). Ça va durer, mais durer. Sauf que, d’un seul coup, avant d’ouvrir la porte de la maison, il m’attrape par mon collier, et ajuste une laisse. Quel enfer ! Je me fais avoir à chaque fois. Je crois que je vais cavaler non entravé et PAF, j’oublie ! Cet instant n’est pas pour moi, il lui est uniquement réservé. Donc, moi, je suis, obligé. Attendez, attendez, c’est encore plus compliqué ! L’autre m’attache à lui avec la laisse à sa ceinture. Drôle d’attelage, n’est-il pas ? Toujours est-il que nous voilà à l’extérieur, harnachés de la sorte, on a l’air fins. Moi devant lui ou au départ sur le côté, ne cessant de lever la tête vers lui. Attitude qu’il interprète comme une marque d’affection alors que moi, je l’interroge de mon regard canin, simplement. Rien à faire, il ne me comprend pas, cette andouille. Contrairement à ce qu’il croit, je ne le regarde pas de façon énamourée, non. Je lui demande juste pourquoi on fait ça tous les jours. Mais bon, que voulez-vous, nos langages sont trop différents.
Je vais me calmer, parce que je me fais engueuler à ne pas être devant lui. Je marche à ses côtés, j’ai même failli passer entre ses jambes, manquant de le faire tomber. Ça l’agace. Ou pire, quand je tire sur la corde. Il vitupère, tire dans l’autre sens assez fortement. Il m’étrangle ce crétin.
– Mais tu es con ou quoi ! Je t’ai déjà dit mille fois et plusieurs fois par jour de ne pas tirer sur ta laisse. Bon sang de bordel de merde.
Tout de suite derrière, il émet un grognement. C’est là que je sais qu’il n’est pas content. Ha ! Il est sanguin, mon maître. Faut pas tirer sur la corde, pas trop.
Après ces quelques amabilités et avant le grand départ, il me laisse royalement pisser trois gouttes et renifler de-ci de-là ces bonnes odeurs qui se présentent sous ma truffe humide, nous n’allons pas nous attarder. À ce moment, il donne le signal du départ. Il tape, joyeusement, dans ses mains en s’exclamant.
– Bon et bien en route mon pote. Une bonne course encore aujourd’hui ! Allez mon vieux.
Notre convoi se met en branle. Moi devant trottinant, et lui courant. Il commence doucement. Son rythme est assez faible, sa respiration cadencée. Inspiration, expiration, inspiration, expiration. C’est un peu plus tard que ça va se gâter. Je pourrais ergoter sur le sujet. Techniquement, « nous ne nous mettons pas en route » et « je ne suis pas son pote ». Il me parle toujours comme si j’allais lui répondre. D’autant que dans quelques minutes, sans que je ne sache pourquoi, il va se mettre à foncer comme un dératé. Pour en finir, avec mon côté pinailleur, je ne suis pas « son vieux » puisqu’en année de chien j’aurais trente-cinq ans, alors qu’il en a dix de plus, faciles, voire plus, alors…
– FFF… FFF… FFF… FFF…
Là, nous courons.
Je tire la langue qui commence à pendouiller sur le côté de mes babines. Nous courons, nous courons, il est en nage, il est rouge. Nous courons depuis… Depuis je ne sais trop combien de temps, je vous ai dit ne pas avoir la notion du temps. J’ai l’impression d’entendre un buffle qui me poursuit. C’est ainsi tous les jours. Je n’arrive pas à saisir pourquoi il insiste comme cela. Une lubie ? Le gars ne tient pas la distance. Il ne tient pas le choc, mais il court. Se donne-t-il un genre ? L’oblige-t-on ? Sa femelle ? Je ne le crois pas, non, non. Il doit sincèrement penser qu’en accomplissant son training quotidien, comme il se targue, sa bedaine proéminente va fondre comme neige au soleil. Depuis le temps, ça se saurait ! Avec ce qu’il ingurgite à chaque repas… Que dis-je, la façon dont il bouffe, il n’y a aucun risque. Bon, je vois bien qu’on ne me demande pas mon avis.
– FFF… FFF… FFF… FFF…
Je tire la langue, un peu plus que tout à l’heure, il court, je trottine, il est cramoisi. Quelle tannée ces sorties. Je n’ai le temps de rien. J’aimerais sentir çà et là. Découvrir ce qui se cache sous ces odeurs savoureuses. Faire un petit stop pour marquer mon territoire qu’un zigoto tente de me ravir. Je viens de repérer une forte essence d’urine de mâle sur mon trajet et c’est inadmissible. Si je laisse faire, je ne suis plus le patron dans le coin, ils vont tous y aller de leurs empreintes et je serais ridicule. Mais l’autre derrière me contraint à cavaler sans espoir d’accomplir mon devoir. En plus il y a une od… ARF ! Le maître m’emporte, rien à faire, faut que je cavale.
– FFF… FFF… FFF… FFF…
Je tire la langue, vraiment, il court, je déambule, il est rouge carmin.
Moi ça me saoule de sortir de la sorte. À sa convenance. Je ne serais pas attaché, je pourrais virevolter ici ou là. Sentir un truc, courir après autre chose, m’arrêter, repartir, me poser sur mon postérieur, regarder un « je ne sais quoi », me vautrer de tout mon long, rouler sur le dos, me le gratter dans l’herbe et finir, allonger sur le côté. Une vie de chien, normale. Mais non, je suis le sparring-partner de mon bonhomme, qui, on ne va pas se mentir, n’est pas une flèche. Je crois que son ventre va plus vite que lui. Il irait plus vite à rouler. Je suis donc empêché, sans possibilité de liberté même conditionnelle. Ça me pèse, ça me fait chier, il n’y a pas d’autres termes. Tient d’ailleurs, en évoquant le sujet, avec la plâtrée de croquettes que j’ai englouties ce matin, j’ai l’estomac qui ballonne et gargouille et mes intestins qui font des siennes. Moi, manger et courir ça ne va pas de pair. Si je rentre sans rien faire, la nuit va être dantesque. Je ferais bien un arrêt « commission » parc… Haaa, il grogne et me tire sur la laisse, j’avais fait un écart.
– FFF… FFF… FFF… FFF…
Je tire la langue franchement plus, il court, je dodeline de tout le corps, il est magenta et le mot courir n’est plus franchement approprié. Il sue. Il transpire à grosses gouttes maintenant. Il dégouline de sueur jusqu’à m’éclabousser, c’est répugnant. Je ne comprends pas son délire à mon brave maître. Pourquoi ne se contente-t-il pas de se promener pour nous aérer ? Je pourrais gambader au parc et lui, il offrirait à ses poumons l’oxygène dont il a besoin. Il pourrait être assis tranquillou sur un banc avec son grand truc qu’il tourne, et me laisser aux alentours céder à mes instincts les plus primaires. Vivre ma vie en somme sans déranger personne. Non ! Au lieu de ça, nous – lui surtout – faisons les guignols sportifs. Qu’est-ce qui pousse ce bonhomme à cavaler de la sorte ? Une envie inextinguible de performer, comme je les entends dire ? Un besoin de paraître toujours au « top » ? Ils n’ont que ces mots à la bouche. Le fameux dépassement de soi et sa jumelle ; la compétitivité. Une nécessité à apparaître svelte, affiné comme un fromage ? Dans l’espoir de conquête sexuelle ? Bon, lui « affiné », c’est bien trop tard. Il est plus proche du fromage à raclette.
Trop tard ou beaucoup trop de boulot pour qu’il y ait un espoir. Sa femme se moque de lui avec ses « poignets d’amour ». Elle est gentille sa moitié, on est plus proche du gros bourrelet ou du coussin que de la poignée. Sûrement l’une de leurs expressions. C’est amusant d’ailleurs, j’ai l’impression que, plus il court, plus son ventre prend de l’avance sur lui. Comme s’il voulait arriver le premier. Et moi dans tout ça ? Ben, je cours ! Que voulez-vous que je fasse ? Ce n’est pas comme si j’avais le choix. À chaque fois, il me coince. Il m’appelle, je rapplique, la queue oscillante et paf ! Il m’attrape pour me passer la laisse au cou. Coincé le cleps. Désolé, je crois vous l’avoir expliqué. Je radote, pauvre de moi. Sa manie me rend dingue. Complètement dingue.
Ce qui me rend fou, ce sont toutes ces occasions perdues de vivre de belles choses. La fois dernière, alors que nous courrions depuis un temps, nous croisons une femme élégante, affublée de fluo de la tête aux pieds, mais fort appétissante, de mon point de vue canin, qui ne compte pas et dont les critères peuvent être modulables, j’en conviens. Nous n’avons pas les mêmes références ni les mêmes pratiques. Bref, peu importe, pour ce que j’en ferais. Non, ce qui a attiré mon attention c’est la chienne qui l’accompagnait. Elles aussi courraient. Et cette chienne racée, affriolante, j’aurais tant voulu lui compter fleurette et lui renifler le… et plus si affinités.… Oh, ne soyez pas, à ce point, pudique. Mais pensez-vous que j’ai eu le temps de quoi que ce soit ? Que nenni ! Croyez-vous que je n’ai pas tenté ma chance ? Mais l’autre énervé de la course à pied a encore tiré un coup sec sur la laisse, alors que j’avais infléchi ma trajectoire, la queue se trémoussant gaiement, et l’œil frisottant et avenant. Non, il a tiré comme un malade sur la corde. Il a failli me démonter les vertèbres et ma colonne vertébrale. Ça m’a remué. J’ai eu mal pendant plusieurs repas de croquettes et dodos. Il est dingue ce mec. Des exemples comme celui-ci j’en ai à la pelle. Je pourrais vous en citer des dizaines et des dizaines. Il me prive de tous les parfums que la nature tient à ma disposition. Une fleur, une odeur féminine ou celle d’un concurrent mâle, un petit animal, une saleté de chat. Bref, ma truffe est spoliée. Je suis esclave de ce psychopathe. Alors nous courons, nous courons, droit devant.
– FFF… FFF… FFF… FFF…
– FFF… FFF… ff…ff..
– f.. …
Hé !… Pourquoi tire-t-il ainsi sur ma laisse ? C’est bizarre. Je suis devant à cavaler bien sagement. Maintenant, il y a comme une résistance. Son poids mort en fait. On dirait que je suis le seul à vouloir avancer. C’est arrivé d’un seul coup, sans prévenir. On dirait un bloc contraire. Franchement, je n’ai pas compris. Je n’ai pas insisté, il est plus lourd que moi. Je me suis arrêté et retourné. Il était là inerte, allongé de tout son long comme une bouse. J’ai eu beau tourner autour de lui, le sentir, le lécher aussi un peu, histoire de le secouer pour qu’on reparte. Nous n’allions pas rester au milieu de la rue. Il ne bougeait pas. Il avait eu un coup de mou, il était rougeaud et trempé.
Je l’ai léché encore un peu, ça a eu l’air de faire son effet. Il a été secoué de spasmes, il a remué – très légèrement – du haut du corps plutôt. Ces doigts se sont mis à trembloter nerveusement. Il a fini par tourner la tête vers moi, ses yeux étaient injectés de rouge comme ses joues. Sa bouche torve, d’où coulait un filet de bave, il tentait de me dire quelque chose. Il mit du temps. Tout était désordonné et déconnecté. Son corps était indépendant de son cerveau qui voulait reprendre la main et donner des ordres. Visiblement, c’était compliqué et tous se battaient pour s’organiser. Il finit par baragouiner des mots inintelligibles. J’ai déjà du mal à le comprendre en temps classique, là c’était une bouillie.
– AAAArrrrggghhhhh…. Bbhhgggerefrrrr
Aller, mon gars, fait un effort. Parce que je ne comprends rien de ce que tu dis. On ne va pas y passer la nuit. J’ai soif et je veux rentrer.
– bbrfffffrr ffrrerf. Ffererre
Oh là là, c’est compliqué ton affaire. En plus, tu es allongé parterre, comme moi quand j’ai envie de faire un petit somme. Je ne t’ai jamais vu comme ça, c’est étrange.
– Vvviienns mon chien
« Ha ! Ça a l’air d’aller mieux, je commence à comprendre »
– là bon chien, non, non me lèche pas, arrête
« faudrait savoir »
Sa main droite, je crois, ou gauche, oh je ne sais plus et peu importe, me saisit, tremblotante, par le collier. Après beaucoup d’hésitation et de difficulté, il parvient à retirer le collier et la laisse qui pend. Il me tapote le crâne.
– vaaaa…mon chie…. Mon bo… chien… Va vite… cherch… cherch…Du ‘scours… vite
Qu’est-ce qui dit ? J’ai rien compris. J’avoue que c’est une énigme. En même temps, je m’en fiche un peu. Rendez-vous compte, plus de laisse, même plus de collier, avec toutes ces aventures dehors qui m’attendent, c’est la fête ! Là, et puis là, oh ! Et puis là aussi, ça sent bon, partout une explosion pour ma truffe. Je tourne sur moi-même, la tête est montée sur roulement, mon corps est extatique. Mon cervelet en ébullition. Tandis que l’autre est toujours étendu
– L… mon ch… viens là… viennnnn… Va vite … chercher, chercher secours ; VA CHERCHER ‘SCOURS
« Y dit quoi ? »
En plus, il me parle fort et mal, je n’ai rien fait moi. Bon il répétera plus tard, quand il sera plus calme et debout. Comme il m’a enlevé ce truc qui me retient, ça doit vouloir dire que je peux partir. Alors hop ! D’un coup d’un seul, j’ai détalé. Je me suis mis à courir, comme je l’entends, seul et libre.
C’est bon la liberté ! Je cours, je gambade, je m’arrête, je repars, je cavale. C’est ça qu’on devrait faire tous les jours depuis le temps que j’insiste. Mais quel pied, enfin quelles pattes ! J’en ai les coussinets émoustillés. J’ai repéré des odeurs plus loin, je pars à laisse abattue. Je suis débridé, les oreilles en arrière, la truffe qui frétille, les poils caressés par le vent que je produis dans ma course folle. C’est sans limites de temps.
Un peu plus tard, sur la route, me doublant, roule à tombeau ouvert une ambulance qui hurle son urgence.